Les montagnes

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Ferdinand Hodler, Le Lac Léman et le Mont-Blanc à l’aube, 1918

De là, M. Pellis, notre savant et aimable cicerone, nous offrit de nous faire voir la prison pénitentiaire : en sortant, nous admirâmes la merveilleuse vue que l’on découvre du plateau de la cathédrale, au-dessous de laquelle Lausanne, couchée, éparpille ses maisons, toujours plus distantes les unes des autres au fur et à mesure qu’elles s’éloignent du centre ; au-delà de ces maisons, le lac bleu, uni comme un miroir, à l’un des bouts de ce lac, Genève, dont les toits et les dômes de zinc brillent au soleil, comme les coupoles d’une ville mahométane ; enfin, à l’autre extrémité, la gorge sombre du Valais, que dominent de leurs arrêtes neigeuses la Dent-de-Morcle et la Dent-du-Midi.

Genève, 1837, Stendhal, in Mémoires d’un touriste, 1837
« Que dire du lac de Genève, qui ne semble exagéré à qui ne l’a jamais vu ?
Les agréments du lac me semblent doublés depuis les bateaux à vapeur. J’avais affaire à Lausanne (à douze grandes lieues de Genève). L’Aigle m’y a conduit ce matin, faisant, je crois, quatre lieues à l’heure, et je suis revenu ce soir avec la même rapidité. L’Aigle a une forme extrêmement allongée, un tiers de plus que les autres bâtiments.
J’avais apporté un gros sac de livres ; j’ai lu, ce qui était un peu ridicule et pédant sous les yeux des dames ; j’ai étudié Calvin.

Quand on glisse sur le lac, le second plan du paysage est admirable, surtout du côté de Thonon. A la vérité, on ne voit pas le Mont-Blanc, on est trop près, la vue est arrêtée par les montagnes du second ordre qui soutiennent sa base. Mais ces montagnes elles-mêmes sont d’un aspect admirable. Là se trouvait, presque vis-à-vis Lausanne, le fameux rocher de Meillerie. La description qu’en donne l’amant de Julie est toujours fort exacte. Seulement M. Desrien, l’ingénieur de l’empereur Napoléon, a fait sauter la base des rochers de Meillerie pour établir la magnifique route qui conduit au Simplon.
Mais lorsqu’on parcourt le lac de Genève, le premier plan du paysage, formé, en général, par des champs cultivés, est assez plat. On songe malgré soi au produit des terres, à lafabrique, etc.
Il en est bien autrement des lacs de la Lombardie ; il est vrai que ce sont les plus beaux du monde. Le premier plan est aussi joli que le second est grand et magnifique. Rappelez-vous la vue de Belgirate (lac Majeur), la Cadenabbia (lac de Côme), Salò (lac de Garde), etc., etc.
Dans tous les pays du monde, le métier de marin rend les gens gais, ou du moins donne de la rondeur à leurs manières. Dans mon bateau à vapeur de ce matin, le caractère genevois l’emportait sur le métier : le batelier était triste et renfrogné. Comme il chauffait sa machine avec des bûches de bois blanc, qu’il prend, je crois près d’Ouchy (le port de Lausanne), il s’est allé rappeler qu’un rival l’avait menacé d’introduire une livre de poudre dans quelqu’une de ces bûches. De là menaces, exclamations, malheur, figure abominable à regarder.

Sur le bateau à vapeur, nous nous enivrons de limonade gazeuse ; elle est excellente. Le bateau était rempli de petits traités religieux, distribués gratis par les momiers ; il y en avait en vers français d’une bouffonnerie incroyable. Il y a pourtant parmi ces momiers des gens bien élevés et qui n’ont pas d’autre langue maternelle que cette maudite langue française, si moqueuse et si logique. Il y avait aussi sur le bateau les Fables de La Fontaine, avec commentaires par Charles Nodier ; nous avons été édifiés des réflexions religieuses et monarchiques qui accompagnent la fable de messire Jean Chouart, ce curé qui allait enterrer son mort au plus vite.

Lac de Genève, le dimanche… 1837. –  J’ai profité ce matin du magnifique bateau à vapeur l’Aigle, qui fait le tour du lac en neuf heures. Nous nous sommes arrêtés deux heures à Vevey. J’ai vu un lit brodé (à peu près comme celui de Louis XIV, je ne parle pas des dorures) ayant appartenu à un femme aimable, qui est en exécration à Genève. Nous avons passé devant Ouchy, le port de Lausanne, Villeneuve, Saint Gingolph et Thonon. A la hauteur de Vevey, les hautes montagnes, chargées de bois noir, se précipitent vers le lac par des pentes de soixante degrés, qui donnent sur-le-champ au paysage un caractère tragique. Je n’ai point fait d’aimable rencontre aujourd’hui ; les Mme K… sont rares, et comme il faut varier sa vie quand on est en mer, je prends le parti d’écrire.

Genève, le … 1837. – J’ai fait mes adieux à Genève. Combien j’aimerais à passer huit jours à Vevey ! Je louerais une chambre sur la montagne, à une grande lieue de la ville. Je suis touché, à ce voyage-ci, de ce point admirable, où les montagnes sévères et couvertes de sapins se rapprochent du lac, remplacent l’ignoble champ cultivé et donnent au paysage un si grand caractère.

Quoiqu’en disent les gens du haut à Genève, et quoique certainement Rousseau tombe souvent dans l’emphase, cent fois moins cependant que M. de Chateaubriand ou M. de Marchangy, c’est à lui uniquement que le lac de Genève est redevable de cette disposition à l’aimer, qui se trouve dans tous les cœurs et qui rend impossible toute plaisanterie contre ce beau lac. Que serait-ce si Genève, au lieu d’être barème et momière, avait les mœurs douces de Milan !

J’ai dit, je crois, qu’un bateau à vapeur allait remonter de Lyon jusqu’à la renaissance du Rhône. On va faire un chemin le long de la partie de son lit qui est recouverte de rochers, et un second bateau à vapeur conduira, du lieu où il se perd, à Genève. On aura des vues curieuses, mais un peu uniformes, du fond de ce gouffre.

Vevey, Chillon, Lausanne, Victor Hugo, 1839, lettre reprise dans Voyages en Suisse, l’Age d’Homme, 1982
Le soir – c’était hier, – je me suis promené au bord du lac. (…) La lune était presque dans son plein. La haute crête de Meillerie, noire au sommet et vaguement modelée à mi-côte, emplissait l’horizon. Au fond, à ma gauche, au-dessous de la lune, les dents d’Oche mordaient un charmant nuage gris perle, et toutes sortes de montagnes fuyaient tumultueusement dans la vapeur. L’admirable clarté de la lune calmait tout ce côté violent du paysage. Je marchais au bord même du flot. C’était la nuit de l’équinoxe. Le lac avait cette agitation fébrile qui, à l’époque des grandes marées, saisit toutes les masses d’eau et les fait frissonner. De petites lames envahissaient par moments le sentier de cailloux où j’étais, et mouillaient la semelle de mes bottes. A l’ouest, vers Genève, le lac, perdu sous les brumes, avait l’aspect d’une énorme ardoise. Des bruits de voix m’arrivaient de la ville, et je voyais sortir du port de Vevey un bateau allant à la pêche. Ces bateaux pêcheurs du Léman ont une forme que le lac leur a donnée. Ils sont munis de deux voiles latines attachées en sens inverse à deux mâts différents, afin de saisir les deux grands vents qui s’engouffrent dans le Léman  par ses deux bouts, l’un par Genève, qui vient des plaines, l’autre par Villeneuve, qui vient des montagnes. Au jour, au soleil, le lac est bleu, les voiles sont blanches, et elles donnent à la barque la figure d’une mouche qui courrait sur l’eau, les ailes dressées. La nuit, l’eau est grise et la mouche est noire. Je regardais donc cette gigantesque mouche, qui marchait lentement vers Meillerie, découpant sur la clarté de la lune ses ailes membraneuses et transparentes. Le lac jasait à mes pieds. Il y avait une paix immense dans cette immense nature. C’était grand et c’était doux. Un quart d’heure après, la barque avait disparu, la fièvre du lac s’était calmée, la ville s’était endormie. J’étais seul, mais je sentais vivre et rêver toute la création autour de moi.

Je voyais le lac au-dessus des toits, les montagnes au-dessus du lac, les nuages au-dessus des montagnes, et les étoiles au-dessus des nuages. C’était comme un escalier où ma pensée montait de marche en marche et s’agrandissait à chaque degré. Vous avez remarqué comme moi que, le soir, les nuées refroidies s’allongent, s’aplatissent et prennent des formes de crocodiles. Un de ces crocodiles noirs nageait lentement dans l’air, vers l’ouest ; sa queue obstruait un porche lumineux bâti par les nuages au couchant ; une pluie tombait de son ventre sur Genève ensevelie dans les brumes ; deux ou trois étoiles éblouissantes sortaient de sa gueule comme des étincelles. Au-dessous de lui, le lac, sombre et métallique, se répandait dans les terres comme une flaque du plomb fondu. Quelques fumées rampaient sur les toits de la ville. Au midi, l’horizon était horrible. On n’entrevoyait que les larges bases des montagnes enfouies sous une monstrueuse excroissance de vapeurs. Il y aura une tempête cette nuit.

Accordez-moi cette valse, Zelda Fitzgerald, 1932
David était venu chercher Bonnie sous les pommiers d’un rose agressif, là où le lac de Genève tend un filet au-dessous des acrobaties ondulantes des montagnes. En face de la gare de Vevey, un pont en traits de crayon enjambait le fleuve d’une façon charmante ; les montagnes se hissaient au-dessus de l’eau par les tiges de Dorothy Perkins et les cordes des clématites pourpres. La nature avait bourré chaque fissure et garni chaque crevasse de farce florale ; les narcisses traçaient une voie lactée le long de la montagne, les maisons étaient rivées au sol avec des vaches qui broutaient et des pots de géraniums. Des dames en dentelle avec des ombrelles, des dames en lin avec des chaussures blanches, des dames avec des sourires orange patronnaient avec une condescendance hautaine les éléments de la place de la gare. Le lac de Genève écrasé par la clarté impitoyable de tant d’été, gisait là, brandissant son poing vers les cieux lointains, maudissant Dieu depuis la sécurité de la République suisse.

Vie de Samuel Belet, Charles-Ferdinand Ramuz, 1913
Mais le lac était bleu, à cause de la bise, tellement bleu par place que le ciel semblait sans couleur. On distinguait très bien sur l’autre rive les grands rochers carrés des Alpes savoyardes ; la dent d’Oche avait ôté son bonnet. Tout était parfaitement clair, à part une petite brume, tendue entre les deux rives. La bise était assez fraîche, mais le fond de l’air restait chaud. J’avais ôté ma veste et je la portais sur mon bras.

Découverte du monde, Charles-Ferdinand Ramuz, Mermod, 1939
Il faut dire, puisque j’en suis à l’histoire, pour l’instant, que celle de notre petit pays à nous était singulièrement sabotée par les programmes. L’exemple me semble d’autant plus probant qu’il est tiré du coin de terre que j’étais en train de découvrir avec mes yeux, mais ils ne nous renseignent que sur ce qui est. C’est une chaîne de montagnes, c’est une deuxième chaîne de montagnes, c’est une troisième chaîne de montagnes et un lac est là qui se recourbe dans le bas du triangle qu’elles forment entre elles, avec des coteaux où il y a des vignes, et des campagnes qui descendent vers lui avec mollesse et en moutonnant. C’est ce que vos yeux vous font voir ; mais il y a l’esprit qui vous dit que cet assemblage de choses existait bien longtemps avant que vous y fussiez mis et la question qui se pose est alors : Voilà ce que je suis, mais d’où est-ce que je viens ?

Rive-Reine, Maurice Denuzière, Denoël, 1994
Par contraste, le lac, faire-valoir naturel de la montagne, restait d’un gris violacé, inapte, tel un miroir au tain usé, à refléter la blancheur des cimes.

Du Léman, il connaissait tous les visages. Celui de l’hiver, gris de plomb, mat, parfois fuligineux ; celui des jours de neige, quand le fond du lac s’éclaire d’une blancheur laiteuse, tandis que les flocons en nuées denses masquent, comme un rideau, les montagnes de Savoie. Celui des jours d’été, sans vent, quand la surface mouvante se fige, par places, en plaques lisses, comme en laissent les brûlures sur la peau des hommes ; celui des matins clairs et lumineux où la rive française paraît s’être rapprochée et que le regard porte jusqu’aux sommets du Valais ; celui des fins d’orage. Parfois, la noirceur du ciel, du côté de Genève, faisait dire à Blanchod : « La pluie va cesser », et elle cessait.

Le dernier crâne de M. de Sade, Jacques Chessex,  Grasset, 2009
La rive du lac Léman, à Lausanne, est d’une beauté fulgurante en fin d’automne. À l’aube, les eaux scintillent dans un long dégradé de bleu jusqu’à la Savoie violette, dont la montagne se précise à la lumière montante. Les saules, les ormeaux, les petits peupliers de la côte sont jaunes, émettant des rayons concentrés dans la fraîcheur, où appellent les oiseaux des parcs et de l’eau qui lèche les galets blancs.
Un sentiment de calme, de sérénité, gagne le promeneur de ces lieux. La profondeur du paysage, l’étendue lacustre, le découpage des cimes qui agrandissent le ciel, l’étrange paix même des eaux mouvantes, gratifient celui qui en jouit d’une immédiate dilatation de tout l’être.