Le prisonnier de Chillon

delacroix

"Le Prisonnier de Chillon", Eugène Delacroix, 1834

Le Prisonnier de Chillon, Lord Byron, 1816
Contre les murs de Chillon gît le lac Léman. Cent soixante-six brasses de profondeur dessous coule la masse de ses eaux réunies: c’est aussi loin que fut envoyée la sonde, depuis les créneaux blanc-de-neige de Chillon, que la vague de tous côtés tient en captivité. Vagues et murs avaient fait un double cachot – comme une tombe pour les vivants. La sombre voûte dans laquelle nous gisions se trouve sur la surface du lac: nous entendions clapoter celui-ci nuit et jour; cela tapait et résonnait sur nos têtes. J’y ai senti les embruns de l’hiver, quand les vents étaient forts, se projeter par les barreaux et s’ébattre dans le ciel joyeux. Et là, ce sacré roc a remué, et je l’ai senti s’ébranler – sans en être choqué, parce que j’aurais souri de voir la mort me libérer.

Le Pèlerinage du chevalier Harold, Lord Byron, 1812-1818
Limpide et pacifique Léman ! ton lac tranquille, qui contraste avec le monde orageux où j’ai vécu, m’avertit par son silence d’échanger les eaux troublées de la terre contre un cristal plus pur. Cette barque paisible est comme une aile silencieuse sur laquelle je vais fuir le désespoir. Il fut un temps où j’aimais les mugissements de la mer agitée : mais ton suave murmure est doux à mon oreille comme la voix d’une sœur qui me reprocherait mes sombres plaisirs.
Voici venir la nuit silencieuse ; depuis tes bords jusqu’aux montagnes, le crépuscule jette le voile de ses molles ombres ; pourtant tous les objets se détachent encore distinctement à l’horizon, à l’exception du sombre Jura, dont on découvre à peine les flancs escarpés ; en approchant du rivage, on aspire le vivant parfum qui s’exhale de fleurs à peine écloses ; l’oreille attentive suit le bruit léger de la rame, ou écoute les derniers chants du grillon.

Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand, 1831
Pendant mes promenades en bateau, un vieux rameur me raconte ce que faisait lord Byron, dont on aperçoit la demeure sur la rive savoyarde du lac. Le noble pair attendait qu’une tempête s’élevât pour naviguer ; du bord de sa balancelle, il se jetait à la nage et allait au milieu du vent aborder aux prisons féodales de Bonivar : c’était toujours l’acteur et le poëte. Je ne suis pas si original ; j’aime aussi les orages ; mais mes amours avec eux sont secrets, et je n’en fais pas confidence aux bateliers.

Impressions de voyage en Suisse du Mont Blanc à Berne, Alexandre Dumas, 1832
A l’article de Genève, nous avons parlé de Bonnivard et de Berthelier. Le premier avait dit un jour que, pour l’affranchissement de son pays, il donnerait sa liberté, le second répondit qu’il donnerait sa vie. Ce double engagement fut entendu, et, lorsque les bourreaux vinrent en réclamer l’accomplissement, ils les trouvèrent prêts tous deux à l’accomplir. Berthelier marcha à l’échafaud. Bonnivard, transporté à Chillon, y trouva une captivité affreuse. Lié par le milieu du corps à une chaîne dont l’autre bout allait rejoindre un anneau de fer scellé dans un pilier, il resta ainsi six ans, n’ayant de liberté que la longueur de cette chaîne, ne pouvant se coucher que là où elle lui permettait de s’étendre, tournant toujours comme une bête fauve autour de son pilier, creusant le pavé avec sa marche forcément régulière, rongé par cette pensée que sa captivité ne servait peut-être en rien à l’affranchissement de son pays, et que Genève et lui étaient voués à des fers éternels. Comment, dans cette longue nuit, que nul jour ne venait interrompre, dont le silence n’était troublé que par le bruit des flots du lac battant les murs du cachot, ô mon Dieu! la pensée n’a-t-elle pas tué la matière, ou la matière la pensée? comment, un matin, le geôlier ne trouva-t-il pas son prisonnier mort ou fou, quand une seule idée, une idée éternelle devait lui briser le cœur et lui dessécher le cerveau? Et pendant ce temps, pendant six ans, pendant cette éternité, pas un cri, pas une plainte, dirent ses geôliers, excepté sans doute quand le ciel déchaînait l’orage, quand la tempête soulevait les flots, quand la pluie et le vent fouettaient les murs; car alors, vous seul, ô mon Dieu! vous pouviez distinguer ses cris et ses sanglots; et ses geôliers, qui n’avaient pas joui de son désespoir, le retrouvaient le lendemain calme et résigné, car la tempête alors s’était calmée dans son cœur comme dans la nature. Oh! sans cela, sans cela, ne se serait-il pas brisé la tête à son pilier? ne se serait-il pas étranglé avec sa chaîne? aurait-il attendu le jour où l’on entra en tumulte dans sa prison, et où cent voix lui dirent à la fois:
– Bonnivard, tu es libre!
– Et Genève?
– Libre!
Depuis lors, la prison du martyr est devenue un temple, et son pilier un autel. Tout ce qui a un cœur noble et amoureux de la liberté se détourne de sa route et vient prier là où il a souffert. On se fait conduire droit à la colonne où il a été si longtemps enchaîné; on cherche sur sa surface granitique, où chacun veut inscrire un nom, les caractères qu’il y a gravés; on se courbe vers la dalle creusée pour y trouver la trace de ses pas; on se cramponne à l’anneau auquel il était attaché, pour éprouver s’il est solidement scellé encore avec son ciment de huit siècles; toute autre idée se perd dans cette idée: c’est ici qu’il est resté enchaîné six ans… six ans, c’est-à-dire la neuvième partie de la vie d’un homme.
Un soir, c’était en 1816, par une de ces belles nuits qu’on croirait que Dieu a faites pour la Suisse seule, une barque s’avança silencieusement, laissant derrière elle un sillage brillanté par les rayons brisés de la lune : elle cinglait vers les murs blanchâtres du château de Chillon, et toucha au rivage sans secousse, sans bruit, comme un cygne qui aborde ; il en descendit un homme au teint pâle, aux yeux perçants, au front découvert et hautain ; il était enveloppé d’un grand manteau noir qui cachait ses pieds, et cependant on s’apercevait qu’il boitait légèrement. Il demanda à voir le cachot de Bonnivard ; il y resta seul et longtemps, et, lorsqu’on rentra après lui dans le souterrain, on trouva, sur le pilier même auquel avait été enchaîné le martyr, un nouveau nom : Byron.

Vevey, Chillon, Lausanne, Victor Hugo, 1839, lettre reprise dans Voyages en Suisse, l’Age d’Homme, 1982
Ce matin je suis allé à Chillon par un admirable soleil. Le chemin court entre les vignes au bord du lac. Le vent faisait du Léman une immense moire bleue ; les voiles blanches étincelaient. Au bas de la route, les mouettes s’accostaient gracieusement sur les roches à fleur d’eau. Vers Genève l’horizon imitait l’Océan.

C’est le cinquième de ces compartiments que Bonivard a rendu célèbre. Il ne reste plus de son cachot que le pilier, de la chaîne de son cou qu’un trou dans la pierre. L’anneau de cette chaîne a été arraché. Je suis resté longtemps comme rivé moi-même à ce pilier autour duquel ce libre penseur a tourné pendant six ans comme une bête fauve. Il ne pouvait se coucher – sur le roc – qu’à grand’peine et sans pouvoir allonger ses membres. Il n’avait en effet d’autres distractions que les distractions des bêtes fauves renfermées. Il usait le bas du pilier avec son talon. J’ai mis ma main dans le trou qu’il a fait ainsi. Et il marquait, en l’usant de même avec le pied, la saillie de granit où sa chaîne lui permettait d’atteindre. Pour tout horizon il avait la hideuse muraille de roc vif opposée au mur qui trempe dans le lac. – Voilà dans quelles cages on mettait la pensée en 1530.
Le premier des cinq compartiments ne m’a pas moins intéressé que le cinquième. Dans le cachot de Bonivard il y a eu l’intelligence, dans celui-ci il y a eu le dévouement. Un jeune homme de Genève, nommé Michel Cotié, avait pour le prieur de Saint-Victor un attachement mêlé d’admiration. Quand il sut Bonivard à Chillon, il voulut le sauver. Il connaissait le château de Chillon pour y avoir servi ; il s’y introduisit de nouveau et s’y fit donner je ne sais quelle besogne domestique. Quelque imprudence le trahit ; il fut pris essayant de communiquer avec Bonivard. On le traita en espion et on le mit dans un cachot (le premier à droite en entrant). On l’aurait bien pendu, mais le duc de Savoie voulait des aveux qui compromissent Bonivard. Cotié résista vaillamment à la torture. Une nuit, il tenta de s’échapper ; il scia sa chaîne et perça son mur avec un clou, il grimpa jusqu’à un des soupiraux et arracha une barre de fer. Là il se crut sauvé. La nuit était très noire ; il se jeta dans le lac ; il n’avait séjourné au château que l’été, et il avait remarqué que l’eau du lac montait à quelques pieds au-dessous des soupiraux ; mais c’était l’hiver ; en hiver, il n’y a plus de fontes de neige, l’eau du lac baisse et laisse à découvert les rochers dans lesquels est enraciné Chillon ; il ne les vit pas et s’y brisa. – Voilà l’histoire de Cotié.
Rien ne reste de lui que quelques dessins charbonnés sur le mur. Ce sont des figures demi-nature qui ne manquent pas d’un certain style ; un Christ en croix presque effacé, une Sainte à genoux avec sa légende autour de sa tête en caractères gothiques, un Saint Christophe (que j’ai copié ; vous savez ma manie) et un Saint Joseph. L’aventure de Cotié dément, à mon grand regret, la tradition Christofori faciem, etc. Son Saint Christophe ne l’a pas sauvé de mort violente.
Le soupirail par où Michel Cottié s’est précipité fait face au troisième pilier. C’est sur ce pilier que Byron a écrit son nom avec un vieux poinçon à manche d’ivoire, trouvé, en 1536, dans la chambre du duc de Savoie, par les Bernois qui délivrèrent Bonivard. Ce nom Byron, gravé sur la colonne de granit en grandes lettres un peu inclinées, jette un rayonnement étrange dans le cachot.
Il était midi, j’étais encore dans la crypte, je dessinais le Saint Christophe ; je lève les yeux par hasard, la voûte était bleue. – Le phénomène de la grotte d’Azur s’accomplit dans le souterrain de Chillon, et le lac de Genève n’y réussit pas moins bien que la Méditerranée. Vous le voyez, Louis, la nature n’oublie personne ; elle n’oublierait pas Bonivard dans sa basse-fosse. A midi, elle changeait le souterrain en palais ; elle tendait toute la voûte de cette splendide moire bleue dont je vous parlais tout à l’heure, et le Léman plafonnait le cachot.

Suite suisse, Hélène Bessette, Gallimard, 1965
Du Palace aux plantes vertes aux tapis aux battements secrets je passe brutalement à l’asile de la nuit.
Où suis-je?
Moscou? Pékin? Tokyo?
Non: Lausanne. Les Alpes vaudoises. Voyons. Les Alpes vaudoises.
Sur les bords du Léman.
L’irrésistible Léman.
Juste la tombe. Bon Dieu quand est-ce qu’ils auront fini avec leur lac?
Et Byron. Et Chillon. Et ceci. Et cela.
Ils me rendent malade.
Je pleure. A moins que ce soit la fumée de mon allumette.
La flamme claire de ma petite bougie branlante.
D’arbre de Noël sans gaieté. Sans joie. Sans cadeau.
C’est le buffet de la gare.
Le Palace?

Chambre 204, Sandrine Fabbri, in Léman noir, bsn press, 2012
Il pense à Lord Byron se jetant dans les tumultes du Léman par des nuits de tempête et nageant vers le prisonnier de Chillon qui n’y était plus. Et si lui aussi plongeait non pour trouver la paix mais pour rejoindre le château de Chillon. Peut-être que l’eau froide éclaircirait son cerveau embrumé, calmerait sa douleur lancinante, raviverait ses souvenirs estompés.

Lorsque l’on cesse de désirer, on ne voit plus l’étoile, seule reste l’absence. Il est sidéré. Prisonnier de sa douleur comme Bonivard l’était dans les geôles de Chillon, enchaîné dans l’obscurité d’un caveau obscur et moisi, plongé loin au-dessous de la surface des eaux du lac, seule la mort pouvait lui apporter la liberté pour laquelle il avait tant lutté, les vers de Byron tournent dans sa tête.

S’il y a un criminel à pointer du doigt, c’est le lac, Louise Anne Bouchard, in Léman noir, bsn press, 2012
« S’il y a un criminel à pointer du doigt, c’est le lac. »
Peut-être Chillon, aussi, cette autre diablerie concoctée par le Léman.
Le voir se dresser chaque matin à l’aube, cet effet troublant du château médiéval dans les brumes argentiques des matins de toutes saisons. Ces pierres humides en contraste avec le bronze solide de Freddy Mercury à quelques mètres de là, le poing levé, les hanches en angle dans la lumière du jour, sa voix qu’on croit entendre Is this the real life / Is this just fantasy / Mama oh Mama, I don’t want to die. Ses braillements majestueux, mythiques. Mais aussi tout ce qu’il y avait dans ce lac, toutes ces histoires qui venaient rouler sous la coque du bateau qui filait à un rythme régulier. Qu’avait-on offert à Bonivard, captif pendant six ans à l’intérieur des murs humides de la prison de Chillon? Un morceau de boeuf braisé? L’entrejambe d’une courtisane? Un éphèbe? Un idiot qui lui montrait sa bouche édentée demandant s’il pouvait l’embrasser? Combien de prisonniers de Chillon avaient péri dans ce lac devenu un endroit touristique? Combien d’enfants sauvageons élevés à la lumière ou dans l’ombre de Chillon étaient morts noyés après avoir été abusés, jetés à l’eau, évitant au tortionnaire d’être pendu haut et court? Combien, ici, sous ce bateau?
À ce point précis entre deux rives, mille et un petits destins venaient éclater à la surface.
Les bulles assemblaient puis disloquaient des visages anciens.