Une frontière

2006-12-1-leprince-julie-saint-preux

Charles-Edouard LE PRINCE, baron de CRESPY, dit CRESPY LE PRINCE (Paris 1784-1850)

Nous avançâmes ensuite en pleine eau ; puis, par une vivacité de jeune homme dont il serait temps de guérir, m’étant mis à nager[1], je dirigeai tellement au milieu du lac que nous nous trouvâmes bientôt à plus d’une lieue du rivage. Là j’expliquais à Julie toutes les parties du superbes horizon qui nous entourait. Je lui montrais de loin les embouchures du Rhône, dont l’impétueux cours s’arrête tout à coup au bout d’un quart de lieue, et semble craindre de souiller de ses eaux bourbeuses le cristal azuré du lac. Je lui faisais observer les redans[2] des montagnes, dont les angles correspondants et parallèles forment dans l’espace qui les sépare un lit digne du fleuve qui le remplit. En l’écartant de nos côtes j’aimais à lui faire admirer les riches et charmantes rives du pays de Vaud, où la quantité des villes, l’innombrable foule du peuple, les coteaux verdoyants et parés de toutes parts, forment un tableau ravissant ; où la terre,  partout cultivée et partout féconde, offre au laboureur, au pâtre, au vigneron, le fruit assuré de leurs peines, que ne dévore point l’avide publicain[3]. Puis, lui montrant le Chablais sur la côte opposée, pays non moins favorisé de la nature, et qui n’offre pourtant qu’un spectacle de misère, je lui faisais sensiblement distinguer les différents effets des deux gouvernements pour la richesse, le nombre et le bonheur des hommes. …
Tandis que nous amusions agréablement à parcourir ainsi des yeux les côtes voisines, un séchard[4] qui nous poussait de biais vers la rive opposée, s’éleva, fraîchit considérablement ; et, quand nous songeâmes à revirer, la résistance se trouva si forte qu’il ne fut plus possible à notre frêle bateau de la vaincre. Bientôt les ondes devinrent terribles : il fallut regagner la rive de Savoie, et tâcher d’y prendre terre au village de Meillerie qui était vis à vis de nous, et qui est presque le seul lieu de cette côte où la grève offre un abord commode. Mais le vent ayant changé se renforçait, rendait inutiles les efforts de nos bateliers et nous faisait dériver plus bas le long d’une file de rochers escarpés où l’on ne trouve plus asile.

Ce lieu solitaire formait un réduit sauvage et désert, mais plein de ces sortes de beautés qui ne plaisent qu’aux âmes sensibles, et paraissent horribles aux autres. Un torrent formé par la fonte des neiges roulait à vingt pas de nous une eau bourbeuse, charriait avec bruit du limon, du sable et des pierres. Derrière nous une chaîne de roches inaccessibles séparait l’esplanade où nous étions de cette partie des Alpes qu’on nomme les Glacières, parce que d’énormes sommets de glace qui s’accroissent incessamment les couvrent depuis le commencement du monde[5]. Des forêts de noirs sapins nous ombrageaient tristement à droite. Un grand bois de chênes  était à gauche au-delà du torrent ; et au-dessous de nous cette immense plaine d’eau que le lac forme au sein des Alpes nous séparait des riches côtes du pays de Vaud, dont la cime du majestueux Jura couronnait le tableau.
1 Terme des bateliers de Genève. C’est tenir la rame qui gouverne les autres (J.-J. R.)
2 Bancs de pierres posés les uns sur les autres
3 Chez les Romains, on appelait ainsi les Fermiers des deniers publics
4 Vent local
5 Ces montagnes sont si hautes, qu’une demi-heure après le soleil couché leurs sommets sont encore éclairés de ses rayons, dont le rouge forme sur les cimes blanches une belle couleur de rose qu’on aperçoit de fort loin (J.-J. R.)
[1]
Terme des bateliers de Genève. C’est tenir la rame qui gouverne les autres (J.-J. R.)
[2] Bancs de pierres posés les uns sur les autres
[3]
Chez les Romains, on appelait ainsi les Fermiers des deniers publics
[4]
Vent local
[5]
Ces montagnes sont si hautes, qu’une demi-heure après le soleil couché leurs sommets sont encore éclairés de ses rayons, dont le rouge forme sur les cimes blanches une belle couleur de rose qu’on aperçoit de fort loin (J.-J. R.)

Pays de Vaud, Charles-Ferdinand Ramuz, Jean Marguerat, 1943
On le voit tout entier d’ici, le pays, ou presque. … On voit vers le sud-ouest la place où est Genève, qui est indiquée par le Salève et qui est un des points de sa terminaison. Au sud, la nappe du Léman, et au-milieu de cette nappe est sa frontière, ici théorique, mais, à cette heure, l’ombre que fait la montagne partage cette nappe en deux moitiés, dont l’une, la plus claire, est à nous. Sur ces eaux frisées comme un champ de choux couvert de rosée, il y a cette limite, cette défense d’aller plus loin qui se voit. Vers le sud-est, dans l’énorme échancrure des montagnes, il y a le Rhône et le point où il se jette dans le lac se voit.

La Voie cruelle, Ella Maillart, 1947
Baignée dans la lueur reflétée de son lac, Zurich était en fête : une multitude défilait enthousiasmée par l’Exposition nationale, qui, ainsi qu’à la veille d’une autre guerre mondiale, rappelait aux Confédérés ce que la Suisse incarnait, vivifiant ainsi des fibres de caractères très disparates. Un éclair de mémoire me fit revivre une atmosphère similaire pendant la Fête de juin au Festival de Genève en 1914. Je vis le large théâtre dont la scène immense s’ouvrait sur la toile de fond naturelle du lac ; le chœur chantant la vie de notre peuple libre ; la scène devenant émouvante lorsque, pleine de soldats suisses d’autrefois venant libérer Genève de Napoléon, les barques imposantes accostaient la scène.
N’y a-t-il pas une signification au fait que ces magnifiques spectacles vivifièrent l’esprit des Suisses à la veille de deux tragédies mondiales ? Pourquoi, dans quel dessein la Suisse fut-elle deux fois épargnée ?

Nous étions en route, suivant les rues au bitume net que je connais si bien, traversant le pont du Mont-Blanc, longeant les quais où de rouges parterres de tulipes dansaient dans la brise bleue du lac.
C’était le 6 juin 1939.
Bien que notre regard intérieur fût fixé sur un but impatiemment désiré, nous partions lentement, et la nostalgie de l’immense désolation du désert persan n’empêchait pas nos yeux d’être sensibles au Pays romand. Combien j’étais émue par cette contrée si variée, par cette région où rien n’est en excès : si fières les arêtes rocheuses, si radieux les champs de neige effleurés par les nuages mouvants, si parfumé le haut foin lourd de marguerites, si pures les eaux, si profond le feuillage murmurant des parcs, si sobre le fronton des vieilles maisons grises ! Que tout cela paraîtrait incroyable, évoqué dans les plaines arides et monotones de l’Iran !

Ce nom qui n’est pas le mien, Alice Rivaz, 1980
Mais il me suffit de longer ce versant en regardant la plaine qui s’étend au-dessous de moi, pour apercevoir dans son inondation bleue, étendue à mes pieds, la région du Léman, pays de ma mère, que Ramuz chante d’un exclusif amour, avec ses murets de vigne, son fleuve Rhône, sa plaine liquide, ses hautes montagnes, veilleuses infatigables montant la garde sur l’autre rive du Léman. Deux terres, deux ciels. Deux origines. En moi, ce double amour.

Le Jardin face à la France, Janine Massard, Campiche, 2005
Même le cours de l’Histoire humaine semblait arrêté, sauf que la rive d’en face n’était plus ce qu’elle avait été depuis qu’un envahisseur s’était emparé de ce pays nommé la Savoie en France – ces mots se maintenaient au-dessus d’un gargouillement d’autres qui, je le comprendrais plus tard, appartenaient à quelque chose de plus vaste.

La gravité du monde, je la situais : elle commençait sur la rive d’en face. J’étais analphabète comme beaucoup d’enfants de mon âge, mais je connaissais ce mot : la guerre.

L’homme était français.
Durant la nuit, il avait traversé la frontière d’eau, tapi au fond du bateau d’un pêcheur savoyard, pour passer ensuite dans celui d’un Suisse, il n’y avait pas de poste de douane au milieu du lac.

S’il y a un criminel à pointer du doigt, c’est le lac, Louise Anne Bouchard, inLéman noir, bsn press, 2012
Le bateau était amarré et prêt à partir en direction de l’autre rive.
La passerelle était jetée sur le quai.
Le petit plan incliné, embossé de manière égale, avait été rabattu à grand bruit. Quelques touristes, bien sûr, une poignée de Japonais excités et souriants même à cette heure, mais la majorité des passagers étaient des frontaliers. Ils formaient un groupe facilement identifiable à leur air endormi. Tous incroyablement blasés, épuisés par ces trajets quotidiens. Ils avaient les traits tirés, vidés d’envie de rire, de joie de vivre et autres banalités accommodantes absolument nécessaires à la survie. Rien à voir avec les bonhomies un peu niaises et rieuses affichées sur les prospectus. La flotte touristique du Léman offrait, à la carte, un vaste choix de croisières gourmandes. Le tout à savourer au départ de Genève, Lavaux et Château de Chillon.