Un miroir

Chants des pays du Rhône, Charles Ferdinand Ramuz, 1925
Miroir de la vie et du ciel, un grand miroir est là, où je me mire.

Chants des pays du Rhône, Charles Ferdinand Ramuz, 1925
Miroir de la vie et du ciel, un grand miroir est là, où je me mire.

Le Fanal bleu, Colette, Hachette, 1949
Genève, 1947
Revenue à Genève en 1946, j’y attendis, pendant qu’avril hésitant approchait, le retour d’une partie de mes forces, plutôt que celui de mon optimisme – c’est la même chose – sinon l’extinction de la douleur, et aussi qu’une appréhension, presque exclusivement physique, cessât de s’opposer à la perception de la ville et de la nation. Etais-je donc si réduite, qu’au début le mont d’argent dur, par-delà le Léman, ne m’apparut que comme une réplique de carte postale ? Il le faut croire, puisque le grand jet d’eau, issu du lac et qui brandi, roidi, constamment y retourne, je ne le regardais que comme un jouet majestueux, un épi, une semence éployée au vent, rebelle au vent. Il le faut croire, puisqu’il ne fut pas question, dans le commencement, de triompher d’un état de dépendance et d’humilité devant le thérapeute qui entreprenait de me défendre.

Je n’ai avancé que par petits bonds, si j’ose écrire, dans la connaissance des facilités genevoises. La saison hésitait, et d’une couche où l’on souffre on ne prend, de la vie des êtres valides, qu’une vue courte. Huit heures du soir voyaient la fin de mes forces, l’arrivée d’un plateau chargé, –  crudités, viande grillée, légumes verts, fruits, qui ne sait par cœur le menu dit de régime ? – puis venait ma récréation lumineuse. Par la fenêtre ouverte, emplie d’un bleu qui devient peu à peu nocturne, je vois un lé de lac, qui reflète un pont, des quais, et jusque passé minuit les enseignes multicolores, les phares, les perles électriques délimitent le lac. Demain, le brouillard matinal me rendra, irisée et quasi mouvante, la cathédrale hissée au-dessus des toits, et les étranges coques de vitres qui couvrent les cours intérieures. Demain j’aurai la paisible aurore brumeuse et le tournoi d’hirondelles. Le soir, j’ai les drapeaux de lumière multicolore, qui baignent et s’étirent dans l’eau. Un certain azur publicitaire glorifie l’horlogerie nationale, heurte un vert d’absinthe dont la friction l’exalte, tandis qu’un écarlate se propage jusqu’au ventre en nacelle de trois cygnes, balancés sur leur propre reflet.

Mais nulle imitation relapse de frimas ne put surprendre ni décourager les arbres de Judée, les cerisiers doubles, les lilas bleus et pourpres, en marche et têtus. Ils ont pris le départ, fleurissent et couchent dehors. D’ailleurs le démenti à l’hiver monte, au crépuscule, des vases paisibles et peu vannées, dormantes au fond du lac. Le long de ma promenade d’invalide, je ferme mon nez à la fragrance flottante et douceâtre. Pas assez de sel. Au contraire, l’autochtone soupire, extasié : « Ah ! cette odeur du lac… Quand je la retrouve après une absence, elle me met les larmes aux yeux… » La profonde veine verte, le Rhône, refuse de se mêler au commun des eaux, divise avec force celles du Léman et fuit, poignardée d’or à l’heure de midi.

La Béance, Sandrine Fabbri, Editions d’en bas, 2009
Le fils de la boulangère a tenu parole, ses barquettes à la framboise ressemblent très exactement à celles de mon enfance. Dans le train, je n’attends pas Zürich pour ouvrir le carton blanc. Je l’ouvre peu avant Vevey à cet endroit où la beauté du lac Léman atteint sa perfection, perfection qui ne dure que quelques petits kilomètres à peine et qu’on aimerait retenir lorsqu’on la quitte, lorsque l’on sait qu’irrémédiablement on va la perdre. Là, sur ces quelques petits kilomètres, la nature imite les tableaux d’Hodler, c’est le seul endroit que j’aime vraiment en Suisse romande. (…)
Mais, entre Genève et Zürich, il y a cet endroit qui commence peu avant Vevey, qui dure quelques petits kilomètres à peine, où les cimes aux neiges éternelles se reflètent sur la surface du lac, où la nature se dédouble, où ciel et eau s’unissent pour se confondre.