La mort

Impressions de voyage en Suisse du Mont Blanc à Berne, Alexandre Dumas, 1832
Lorsqu’on aura visité la promenade, la cathédrale et la maison d’arrêt de Lausanne ; lorsqu’on aura mangé, au Lion d’or, de la ferra du lac, bu du vin blanc de Vevey, et pris, au café qui se trouve dans la même rue que cette auberge, des glaces à la neige, on n’aura rien de mieux à faire que de louer une voiture et de partir pour Villeneuve. Chemin faisant, on traversera Vevey, où demeurait Claire ; le château de Blonay, qu’habitait le père de Julie ; Clarens, où l’on montre la maison de Jean-Jacques ; et enfin, en arrivant à Chillon, on apercevra à une lieue et demie, sur l’autre rive, les rochers escarpés de la Meilleraie, du sommet desquels Saint-Preux contemplait le lac profond et limpide dans les eaux duquel étaient la mort et le repos.

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François Bocion, L’Arc-en-ciel par temps d’orage, 1873

Episode am Genfer See, Stefan Zweig, in Moderne Welt, Vienne, 1919

Une nuit d’été de 1918, non loin du petit village suisse de Villeneuve, un pêcheur qui avait sorti sa barque sur le lac Léman remarqua un objet étrange au milieu de l’eau. En s’approchant il découvrit une embarcation faite de poutres mal assemblées qu’un homme nu, épuisé, tentait maladroitement de faire avancer, en ramant à l’aide d’une planche; étonné, le pêcheur s’approcha, l’aida à monter dans sa barque, recouvrit sa nudité tant bien que mal avec des filets. Puis il essaya de parler à l’inconnu tremblant de froid, recroquevillé craintivement dans un coin du bateau; mais celui-ci répondit dans une langue étrange dont il ne reconnut pas un seul mot. Le pêcheur renonça bientôt à toute autre tentative, remonta ses filets et se dirigea à grands coups de rames vers la terre ferme.

Le hasard voulut que ce fût le même pêcheur qui trouva le lendemain le corps entièrement nu du noyé. Il avait posé avec soin sur le rivage le pantalon, la casquette et la veste qu’on lui avait offerts, et était entré dans l’eau ainsi qu’il en était sorti. On établit un nouveau procès-verbal et, comme on ne connaissait pas le nom de l’étranger, on planta sur sa tombe une croix de bois bon marché, une de ces petites croix qui sont autant de traces de destins anonymes, et dont notre Europe est maintenant recouverte d’une extrémité à l’autre.

J’entends des voix, Frédéric Pajak, Gallimard, 2006
Je sais, moi, que plus jamais je ne verrai un ciel ou un lac sans penser à lui, comme en ce cruel dimanche de Pâques où je marche dans les hauts de Saint-Saphorin, devant le lac Léman. Le ciel est de giboulées, la neige a cessé de tomber et le soleil allume le lac. Déjà la montagne s’est rapprochée, enrobée de nuages éclatants et le vent qui gifle toute cette ouate souffle si haut que l’eau ne plie pas d’une vague, ni même d’une risée. Je marche dans la beauté grandiloquente des vignes en dégringolade et, devant moi, tout n’est que Jean-Pascal. Impossible de m’en abstraire.

Loin des bras, Metin Arditi, Actes Sud, 2009
Dimanche 6 septembre 1959
Le cœur battant, Brunet cessa d’agiter le petit bac dans lequel flottait le tirage. Plus nets à chaque seconde, les détails de la photo pointaient à travers le bain du révélateur.
Il avait sous les yeux la meilleure des photos prises le mercredi matin. C’était magique. Les dents du Midi apparaissaient plus découpées qu’il ne les avait jamais vues, dures et féroces sur fond d’un ciel que la bise avait nettoyé. Et le lac ! Indomptable. Le tirage du lundi matin était aux antipodes : lac cotonneux, montagnes voilées, aube brumeuse et mole… Des photos douces, il en avait fait des quantités. Mais celle du mercredi, c’était simple : elle sautait à la gorge.
Dans des moments pareils, il arrivait à Brunet de se demander s’il n’était pas fou. Si le lac ne lui parlait pas. S’il ne se dévoilait pas pour lui en intime, comme on se dénude devant l’être aimé parce qu’on sait qu’on ne risque rien.
Bien sûr, cela pouvait paraître ridicule. N’empêche… Le lac se montrait à lui de façon particulière.
Et ce n’était que justice. Qui d’autre, sinon lui, le regardait ainsi ? L’écoutait ? Qui s’inquiétait de son humeur, jour après jour ?
Du lac, Brunet était l’amant.

L’après-midi était très froid et la lumière, gris-blanc, ne donnait de relief ni au lac, ni à la grève. L’eau était plate, couleur de plomb, et le ciel couvert, sans le moindre nuage. Brunet ne se souvint pas d’avoir jamais ressenti une telle oblitération du lac et de ses quais.
Par des gestes lents, il ouvrit le diaphragme à 2,8. Cela créait une profondeur de champ très faible. Il mit la vitesse d’obturation au millième, imagina son image floue, regarda longuement le lac, puis d’un coup changea tous ses réglages. Il ferma le diaphragme à 22, s’assurant une très grande profondeur de champ, positionna la distance à trois mètres et régla la vitesse au soixantième. Il apparaîtrait sur la photo en toute netteté.
Il se tourna à nouveau vers le lac et l’observa durant quelques instants. Puis il remonta la manette du retardateur et enclencha l’obturateur. Pendant que le ressort égrenait son petit bruit métallique, il courut tout au bout du ponton, tourna la tête vers l’objectif, le fixa, l’air hagard, et sauta à l’eau en se disant que le titre de la photo aurait pu être: « Brunet en a marre, mais marre! »