Une mer,
un océan

lh24_p_leman_01

Corinne Vionnet, Absence d’horizon « Léman », 2009

Impressions de voyage en Suisse du Mont Blanc à Berne, Alexandre Dumas, 1832

Genève est, après Naples, une des villes les plus heureusement situées du monde : paresseusement couchée comme elle l’est, appuyant sa tête à la

base du mont Salève, étendant jusqu’au lac ses pieds que chaque flot vient baiser, elle semble n’avoir autre chose à faire que de regarder avec amour les mille villas semées aux flancs des montagnes neigeuses qui s’étendent à sa droite, ou couronnent le sommet des collines vertes qui se prolongent à sa gauche. Sur un signe de sa main, elle voit accourir, du fond vaporeux du lac, ses légères barques aux voiles triangulaires, qui glissent à la surface de l’eau, blanches et rapides comme des goëlands, et ses pesants bateaux à vapeur, qui chassent l’écume avec leur poitrail. Sous ce beau ciel, devant ces belles eaux, il semble que ses bras lui sont inutiles, et qu’elle n’a qu’à respirer pour vivre : et cependant cette odalisque nonchalante, cette sultane paresseuse en apparence, c’est la reine de l’industrie, c’est la commerçante Genève, qui compte quatre-vingt-cinq millionnaires parmi ses vingt mille enfants.

Genève, comme l’indique son étymologie celtique, fut fondée il y a deux mille cinq cents ans, à peu près.

Le lac Léman, c’est la mer de Naples ; c’est son ciel bleu, ce sont ses eaux bleues, et, plus encore, ses montagnes sombres, qui semblent superposées les unes aux autres, comme les marches d’un escalier du ciel ; seulement, chaque marche a trois mille pieds de haut ; puis, derrière tout cela, apparaît le front neigeux du mont Blanc, géant curieux qui regarde le lac par-dessus la tête des autres montagnes, lesquelles, près de lui, ne sont que des collines, et dont, à chaque échappée de vue, on aperçoit les robustes flancs.

Aussi a-t-on peine à détacher le regard de la rive méridionale du lac pour le porter sur la rive septentrionale : c’est cependant de ce côté que la nature a secoué le plus prodigalement ces fleurs et ces fruits de la terre qu’elle porte dans un coin de sa robe : ce sont des parcs, des vignes, des moissons, un village de dix-huit lieues de long, étendu d’un bout à l’autre de la rive ; des châteaux bâtis dans tous les sites, variés comme la fantaisie, et portant sur leurs fronts sculptés la date précise de leur naissance : à Nyon, des constructions romaines bâties par César ; à Vuflans, un manoir gothique élevé par Berthe, la reine fileuse ; à Morges, des villas en terrasses, qu’on croirait transportées, toutes construites, de Sorrente ou de Baïa ; puis, au fond, Lausanne, avec ses clochers élancés ; Lausanne, dont les maisons blanches semblent, de loin, une troupe de cygnes qui se sèchent au soleil, et qui a placé au bord du lac la petite ville d’Ouchy, sentinelle chargée de faire signe aux voyageurs de ne point passer sans venir rendre hommage à la reine vaudoise ; notre bateau s’approcha d’elle comme un tributaire, et déposa une partie de ses passagers sur le rivage. A peine avais-je mis le pied sur le port, que j’aperçus un jeune républicain, nommé Allier, que j’avais connu à l’époque de la révolution de juillet, et qui, condamné pour une brochure à cinq ans de prison, je crois, s’était réfugié à Lausanne ; depuis un mois, il habitait la ville ; c’était une bonne fortune pour moi : mon cicerone était tout trouvé.

Il vint se jeter dans mes bras aussitôt qu’il me reconnut, quoique nous n’eussions jamais été liés ensemble ; je devinai à cet embrassement tout ce qu’il y avait de douleur dans cette pauvre âme errante : en effet, il était atteint du mal du pays. Ce beau lac aux rives merveilleuses, cette ville située dans une des positions les plus ravissantes du monde, ces montagnes pittoresques, tout cela était sans mérite et sans charme à ses yeux : l’air étranger l’étouffait.

Une seconde recommandation gastronomique que les amateurs ne me pardonneraient pas d’avoir oubliée, est celle de la ferra du lac Léman. Cet excellent poisson ne se trouve que là, et, quoiqu’il ait une grande ressemblance avec le lavaret du lac de Neuchâtel et l’ombre chevalier du lac de Bourget, il les surpasse tous deux en finesse. Je ne connais que l’alose de Seine qui lui soit comparable.

Note en bas de page : Genève, de Gen, sortie; ev, rivière

Rajout

L’étymologie de Genève (Genua sous la plume latine de Jules César) est identique à celle de la cité de Gênes en Italie et vient d’un terme ligure (peuplade du nord de l’Italie) qui fait allusion à la proximité d’une nappe d’eau : le lac Léman lui-même ou les marais à la sortie du Rhône du lac. De plus, genusus désigne le « fleuve » en illyrien.

Vevey, Chillon, Lausanne, Victor Hugo, 1839, lettre reprise dans Voyages en Suisse, l’Age d’Homme, 1982

Ce matin je suis allé à Chillon par un admirable soleil. Le chemin court entre les vignes au bord du lac. Le vent faisait du Léman une immense moire bleue ; les voiles blanches étincelaient. Au bas de la route, les mouettes s’accostaient gracieusement sur les roches à fleur d’eau. Vers Genève l’horizon imitait l’Océan.

Le Voyage en Orient, Gérard de Nerval, 1844

Vers le point du jour, nous aperçûmes, du haut des montagnes, une grande nappe d’eau, vaste et coupant au loin l’horizon comme une mer : c’était le lac Léman.

Voyage en Italie, Théophile Gautier, 1850, réédition in Impressions de voyages en Suisse, l’Age d’Homme, 1985

Le brouillard se déchirant nous laissa deviner, comme à travers une gaze trouée, les crêtes lointaines des Alpes suisses, et le lac, grand comme une petite mer, sur lequel flottaient, pareilles à des plumes de colombes tombées du nid, les voiles blanches de quelques barques matineuses. (…)

Allons nous laver dans le lac de ces images sanglantes. Le Léman est tout Genève. Il est impossible, quand on est là, d’en détourner les yeux et d’en quitter les rives: aussi toutes les fenêtres font un effort pour se tourner vers lui, et les maisons se dressent sur la pointe des pieds et tâchent de l’entrevoir par-dessus l’épaule des édifices mieux situés.

Bleus, Blaise Cendrars, poème classé dans Mer

Bleus
La mer est comme un ciel bleu bleu bleu
Par au-dessus le ciel est comme le
Lac
Léman
Bleu-tendre

Catherine Pozzi, 20 août 1934

Le lac s’ouvrait, comme nous descendions, en éventail gorge-de-pigeon : il était grand comme la mer et cependant si certainement inaltérable que c’était le rêve de la mer, non pas la mer… Des oiseaux étaient des rêves de mouettes. Et au tournant, une odeur de marée, une minute le rêve du sel.

Marins d’eau douce, Guy de Pourtalès, Payot 1936

J’avais douze ans. Il me semblait large, alors, le lac, plus vaste que la mer et plus profond. Sur les géographies, nous le savions, on l’appelle le Léman. Mais pour nous, il était le lac de Genève, parce que Léman ne signifie rien tandis que Genève est la ville que nous connaissions et dont nous apercevions là-bas les toits brillants. (…) Je savais bien toutes ses couleurs. Quand souffle le « séchard », il est bleu ; il est vert par le vent du sud, noir par le « joran », mauve par les soirs de calme et rose quelquefois très tôt le matin.

Littérature notre ciel !, Souvenir de Heinrich Maria Ledig Rowohlt, Daniel Rondeau, Grasset, 1992

Il avait trouvé à Lavigny un idéal de civilité et un paysage de peintre. Son plaisir était de découvrir chaque jour les cimes des Alpes, le miroir du Léman, les croupes des vignobles égayées par les écussons rouge et blanc des volets sur les murs des fermes. En été, sur sa terrasse, quand le ciel, la terre et les eaux du lac se mélangeaient dans une brume bleue, ses bras embrassaient cette sublime parcelle d’univers et il s’écriait : « C’est fou, on dirait la Grèce ! ». Il assistait à la chute du jour en respirant les roses de son jardin. Les plus parfumées s’appelaient Lolita. Nabokov lui-même était venu les baptiser en voisin. Les Nabokov et les Rowohlt se retrouvaient parfois pour dîner devant des perchettes à la veveysanne, au grill du Montreux Palace, ou à une table de village qui semblait inventée par l’auteur d’Ada : l’auberge de l’Onde.