Chambre 204

Pour Guillaume
et sa nuit sans sommeil au Grand Hôtel du Lac

En équilibre instable sur les rochers, il s’éloigne de l’Hôtel. S’il dévie de quelques centimètres à gauche, il tombe, et c’est fini. L’abandon dans les eaux noires. S’il atteint la jetée, il prendra le chemin en sens inverse, pénètrera dans le hall, appellera l’ascenseur, ouvrira la porte, se glissera sous les draps, tout contre elle. L’abandon dans son corps.

Il a tout oublié. Sauf ce numéro. Chambre 204.

Pourquoi est-il là, obstiné à progresser sur les aspérités, sa chemise blanche ouverte sur son torse, les pieds nus. Pourquoi l’a-t-il quittée ?

Il pense à Lord Byron se jetant dans les tumultes du Léman par des nuits de tempête et nageant vers le prisonnier de Chillon qui n’y était plus. Et si lui aussi plongeait non pour trouver la paix mais pour rejoindre le Château de Chillon. Peut-être que l’eau froide éclaircirait son cerveau embrumé, calmerait sa douleur lancinante, raviverait ses souvenirs estompés.

Comment ont-ils pu en arriver là, lui seul dans la nuit, elle… Elle ? S’est-elle couchée ? L’attend-elle fumant sur le balcon, continuant de boire ? Trop d’alcool. Pourquoi tant d’alcool ? Les aspérités déchirent ses chairs d’où s’écoulent des filets de sang. Son parcours zigzagant reste marqué d’un fil rouge sur les pierres immobiles. Il vacille, poursuit. S’il atteint la jetée, il sera sauvé, il retournera vers elle, ils enfouiront leur douleur sous les draps, fusionneront.

Soudain, il se souvient. La rage l’avait saisi, poussé à s’enfuir. Loin d’elle. Puis la douleur avait succédé à la rage. Maintenant, il déchire ses chairs sur les rochers pour chasser la douleur de l’âme par la douleur du corps. Mais son corps est anesthésié. Seule la douleur de l’âme persiste, transperce chaque parcelle de sa cervelle amnésique.

S’il glisse à gauche, le repos des eaux noires. Sa douleur enfin tuée. Non. Continuer malgré les hurlements dans sa tête. S’il arrive à la jetée et se retourne pour reprendre son chemin en sens inverse, les hurlements se tairont peut-être et il la rejoindra. Il n’a pas la clé. Il demandera au veilleur de nuit, ah l’expression le fait rire intérieurement, puis il hurle de rire, vraiment, veilleur de nuit, mais qui veille sur lui, sur la nuit, la nuit, le pire peut se produire, et alors qui le protégera. Mais s’il parvient à l’Hôtel, il le cherchera, le veilleur de nuit qui, enfin utile, lui ouvrira la porte et alors…

Il ne voit ni son parcours ensanglanté derrière lui, ni les lumières de SaintGingolph qui scintillent sur l’autre rive. Il aiguille sa boussole intérieure sur la jetée. Il y arrivera, retrouvera la douceur de sa peau à la blancheur rehaussée par le rouge presque noir de ses ongles, la rousseur presque blonde de ses cheveux. Il mettra sa tête entre ses cuisses, ne bougera plus.

Un souvenir cuisant éclate dans sa tête. Giflé, elle l’avait giflé, chassé, la rage le reprend, plus jamais il ne mettra sa tête entre ses cuisses. À nouveau, il contemple les eaux noires. Silencieusement, un cygne glisse vers lui. Ils se fixent. Lui croit comprendre ce que les yeux muets lui disent. D’accord. Il ne cédera pas à la tentation.

Il ne regarde pas les blancheurs des cimes surplombant les lumières scintillantes de SaintGingolph. Ni cette incurvation en V qu’il avait comparée à un pubis, quand était-ce, ah ! oui, la nuit tombait, ils étaient sur le balcon, admiraient les montagnes leur coupe de champagne à la main, le cendrier déjà plein, il bandait, cela lui revient, ils avaient décidé, après avoir bu un bloody mary, de passer la nuit à l’Hôtel du Lac, elle avait parlé avec le directeur, amateur de littérature, tant d’écrivains avaient écrit sur son établissement, le directeur lui avait offert un guide des promenades poétiques de la région, et elle lui avait dit, c’est incroyable, devine de qui ils parlent en premier ? Non, il ne savait pas, bien sûr. De Madame de Warens, c’est incroyable, j’habite au 6 avenue De-Warens, ta grand-mère est née au 4, ce n’est pas un hasard, nous devions passer la nuit ici pour que je trouve enfin l’inspiration d’écrire cette nouvelle, tu sais, celle en forme de roman noir, inspirée par le Léman, je ne pouvais refuser un tel sujet, tu imagines, le lac dans lequel je me baigne chaque jour, été comme hiver, le lac, ma passion. Et elle lui avait parlé de Madame de Warens, éducatrice et maîtresse du jeune Rousseau qui avait 13 ans de moins qu’elle. Lui, il lui avait simplement dit : Tu es ma Madame de Warens.

Il retrouve le fil de ses souvenirs, aussi mince que celui sur lequel il marche tel un funambule, devant ses yeux fixés sur l’obscurité se déploie le film de leur soirée par séquences brisées. Il s’était levé, rendu dans la salle de bain avec sa coupe de champagne, elle était allée au spa, lui avait raconté que cela voulait dire « salus per aquam », ah ! la santé, non, le salut par l’eau, de nouveau les eaux noires l’attirent. Ignorer le lac. Reprendre sa progression zigzagante. Il s’était rendu dans la salle de bain alors qu’il bandait, qu’elle le contemplait de ses yeux malicieux. Ils avaient réprimé leur désir pour profiter de la soirée, ils voulaient manger dans le bar, écouter le pianiste. Ils étaient descendus par les escaliers. Car lui voulait explorer les moindres recoins de l’Hôtel. Dans la salle de bain, il avait remarqué que les fleurs de la tapisserie formaient des corps de femme. Tu vois partout des femmes, des sexes, ne serais-tu pas un peu obsédé, mon amour ? Il n’avait pas aimé sa remarque. Peut-être que tout avait commencé là. Enfin, tant que seul mon corps t’obsède, cela m’excite, tu aimes le sexe autant que moi. Elle lui avait dit ça, voyant que ses yeux à lui viraient à la tourmente. L’orage était passé sans avoir éclaté. Cette fois-là. Mais après ?

Il veut savoir pourquoi, maintenant, il est sur ces rochers. Pourquoi cette colère destructive, suivie d’une gifle, l’avait-il méritée, cette gifle, elle avait transformé sa colère en rage, il était parti, sinon de quoi aurait-il été capable. Il avait eu peur de lui-même, s’était éloigné d’elle pour retrouver le calme, mais la rage l’avait poursuivi.

Il ne voit pas l’étoile qui pourrait le guider. Farouchement, il baisse la tête. À gauche, le repos éternel, tout droit, la jetée et, peut-être, le salut. Pourquoi ne regarde-t-il pas l’étoile ? Lorsque l’on cesse de désirer, on ne voit plus l’étoile, seule reste l’absence. Il est sidéré. Prisonnier de sa douleur comme Bonivard l’était dans les geôles de Chillon, enchaîné dans l’obscurité d’un caveau obscur et moisi, plongé loin au-dessous de la surface des eaux du lac, seule la mort pouvait lui apporter la liberté pour laquelle il avait tant lutté, les vers de Byron tournent dans sa tête.

Il tangue. Ils avaient beaucoup trop bu, pourquoi, pourquoi avoir gâché l’harmonie voluptueuse de cette nuit qui aurait dû être parfaite ? Parfaite ! Il est là à stigmatiser ses pieds nus, sa chemise blanche ouverte sur sa poitrine à peine recouverte d’un mince et soyeux duvet.

Le pianiste ! Elle avait chanté avec le pianiste. Elle n’a le droit de chanter que lorsque c’est lui qui est au piano. Elle le sait. Elle chantait pour le provoquer. Il avait espéré qu’elle cesse, puis l’avait empoignée et jetée sur un fauteuil. Ses yeux avaient viré au noir, elle avait foncé vers le bar et commandé une vodka. Avec la vodka, elle ne se maîtrise plus. Ça aussi, elle le sait. Mais elle avait continué, combien de vodkas avait-elle bu, et elle était retournée vers le pianiste, avait commencé une danse érotique autour de lui, puis autour des tables. Toujours plus provocatrice, elle avait lascivement entamé un strip-tease. Il avait bondi, l’avait saisie par le bras, traînée hors du bar, elle, elle riait, il ne supportait pas son rire, il l’avait balancée dans l’ascenseur, elle continuait à rire, sa rage à lui augmentait, il avait ouvert la porte de la chambre, l’avait plaquée contre le mur. Et elle l’avait giflé.

Après ? Ah ! oui. Après, elle s’était endormie, parfaitement immobile dans les draps immaculés, sa peau encore plus blanche dans le clair de lune qui caressait son visage. Qu’elle puisse dormir aussi paisiblement après ce qui s’était passé, qu’elle puisse dormir en l’ignorant, loin de lui dans son sommeil… De nouveau, la rage l’avait envahi, il aurait été capable de. Alors, il s’était enfui.

Sous l’effet du froid, il se réveille. Il regarde autour de lui, ne comprend pas pourquoi il est couché sur les rochers. Le soleil scintille sur le lac dont les eaux noires sont devenues azur. Pourquoi a-t-il dormi là ? Ne devrait-il pas être dans la chambre 204, à ses côtés, où est-elle, il doit la rejoindre, courir vers elle, elle doit être affolée, le chercher dans les salons de l’Hôtel, sur le rivage peut-être, elle sait qu’il aime sortir, marcher seul, parfois très tôt le matin, mais maintenant il est tard, au moins 11 heures. Il doit courir vers elle, la rassurer, la prendre dans ses bras, se réchauffer à son corps, trouver la paix avec elle, en elle. Après l’horreur de cette nuit, oui, cette nuit a été une horreur, cela lui revient, c’était pendant l’horreur d’une profonde nuit, pourquoi ces vers de Racine lui reviennent-ils, ce n’était qu’un cauchemar, le jour chasse les cauchemars et les fantômes.

Il quitte les rochers et fonce vers l’hôtel jusqu’à ce qu’il soit stoppé net. Face à lui, des voitures de police, une ambulance, des gens, des murmures, des paroles, et pourtant un silence de mort. Personne ne peut le retenir. Aveugle et sourd, il fend la foule, il n’a qu’un but, cette civière qui sort de la porte principale. Hypnotisé, il fixe le corps qui lui rappelle une silhouette adorée qu’il ne peut voir masquée qu’elle est par son enveloppe funéraire. Et soudain, l’image de sa main, de son sein blanc, de son regard étonné qui n’a pas eu le temps d’être effrayé, l’éblouit. Fulgurant comme la lame qu’il lui a enfilée d’un coup précis, aussi précis que l’ultime percement de son dard jusqu’au plus profond de son intimité les projetant tous deux dans l’extase de l’orgasme, le souvenir de son geste le projette lui seul à terre dans un spasme sans fin.

* * *

Je n’aime pas ta fin.

Quoi ?

Je n’aime pas ta fin. Elle est kitsch. Et je ne veux pas que tu meures.

C’est de la fiction ! Tu ne les trouves pas belles ces métaphores filées, effilées comme le poignard enfilé dans mon sein, pour dire la subite vision du meurtre comme un ultime orgasme, la mort, l’amour, certes, vieux comme la littérature. Mais l’amnésie, le retour du refoulé face à un corps qu’il ne peut voir… Ce n’est pas post-moderne ?

Bof… En tout cas, ce n’est pas la fin que j’avais imaginée.

Quand tu écris, tu pars sur une idée, tu dérives, une autre surgit et t’emmène sur un rivage imprévu.

Toi et tes métaphores à la con ! Je sais pertinemment comment cela se passe. C’est comme lorsque j’improvise au piano. Mais on avait écrit cette nouvelle ensemble et je ne retrouve pas mes idées.

Ecrit, écrit, il y a tout de même le Bosphore entre échanger des idées et écrire. Et parle-moi sur un autre ton. Parfois, ta vulgarité me rend mûre.

De toute façon, dans ma vie, on m’a toujours piqué mes idées.

Tu m’accuses maintenant de piller ton patrimoine intellectuel ? Tu me compares aux salauds qui t’ont trahi ?

Ce n’est pas ce que j’ai dit.

Si, tu l’as dit.

Non ! Je veux dire qu’on ne retrouve pas mes idées dans ton texte. Mais tu t’inspires de moi. Tu devrais mettre mon nom à la fin.

On brasse des idées et maintenant Monsieur Guillaume voudrait être l’auteur d’un texte qu’il n’a pas écrit mais inspiré. Cela ne te suffit pas que je te dédie la nouvelle ? Un écrivain est un vampire. Il suce, pille, plonge dans les tréfonds de l’autre. C’est dangereux de vivre avec un écrivain. Tu ne sais jamais ce qui peut ressortir dans l’écriture.

Je sais bien qu’un écrivain est un vampire. Cela ne me fait pas peur. Au contraire, j’aime ce que tu peux faire de notre vie, de moi, de tout ce que tu veux. Mais tu as écrit une nouvelle. Moi je croyais qu’on parlait d’un polar ! C’est pour ça que j’ai enchaîné avec mes idées.

Tu ne m’écoutes jamais. Je t’ai expliqué qu’on m’avait commandé une nouvelle sur le thème « Léman noir » qui devait s’inspirer du Léman et être écrite dans le genre polar ou roman noir. Je n’avais aucune idée. Et, lorsqu’on était sur la terrasse de l’Hôtel du Lac, face à cette vue sublime, unique, que j’évoque d’ailleurs dans La Béance, subitement, les phrases se sont enchaînées dans ma tête. Voilà comment notre discussion a démarré.

Non, tu m’as parlé d’un roman ! Et je t’ai donné des idées.

Quelles idées ?

Je t’ai dit que je partais vers la voiture chercher nos sacs – ce que j’ai fait d’ailleurs. Lorsque je revenais, je te retrouvais entourée d’un groupe de Russes. A suivi une dispute, les escrocs ne voulaient pas de moi, toi tu m’as snobé. Finalement, je suis monté dans la 204, je suis allé sur le balcon, et le bruit d’une balle a retenti dans l’Hôtel. On ne savait pas qui mourait. Début du polar.

Tes idées sont trop complexes, valables pour un roman. Dans une nouvelle, il faut suivre un seul fil.

C’est justement moi qui t’ai parlé de fil. Je vois la vie fragile comme une ballerine sur un fil, qu’un rien peut faire basculer. J’en avais conclu que le seul moyen de vivre un peu, c’est d’enlever le fil.

Je te parle du fil de la nouvelle, abruti !

Quand tu prends ce ton arrogant, tu m’exaspères. Et ton Lord Byron, c’est qui ? Tu veux m’écraser par ta culture, tu adores être cassante. Tu méprises les gens.

Des reproches, toujours des reproches, tu ne sais faire que ça alors que moi je te mets en valeur, je te compare à un jeune poète romantique, ombrageux et excessif, nostalgique et épris de liberté, qui est allé lutter pour l’indépendance de la Grèce où il est mort. À 36 ans. Bref, je te compare à Lord Byron parce que tu lui ressembles et que tu m’inspires. Toi aussi tu as ce côté jeune romantique, dandy, décalé, un peu hors du temps, ombrageux et excessif, qui baroude seul au Mexique et ailleurs, qui écrit des poésies, des chansons. Je suis fascinée par ta façon de t’isoler, d’observer les gens ou la nature, seul dans les endroits les plus improbables. Ta sensibilité, la perception que tu as de ce qui t’entoure, la manière dont tu m’en parles lorsque tu reviens après t’être isolé, je te trouve si profond, si unique. Tout mon amour pour toi est dans cette comparaison avec Lord Byron. Qu’est-ce que je reçois en retour ? Des reproches. Et des reproches, j’en ai soupé. Mon père passait son temps à m’en faire. Malgré son prétendu amour.

Tu ne veux pas laisser ton père de côté ? Il est mort, non ? Tu prétends m’aimer, tu dis des choses magnifiques sur moi, et tu finis par me comparer à ton père. Ça m’enrage.

Et toi, lorsque tu hurles, que tu deviens vulgaire, que tu claques les portes, que je dois ramasser les habits que tu laisses traîner, tu crois que ça ne m’enrage pas ?

Et voilà. On tombe dans la scène de ménage totalement beauf. Tu ne t’énerves pas, toi, tu ne hurles pas ? Tu veux que je te rappelle ce que tu as hurlé à deux heures du matin sur le balcon de l’Hôtel ? Tu crois que ça ne m’a pas choqué ? Tu es une vraie Yougo. Aussi ravagée que tous les Serbes, Monténégrins et autres Kosovars avec lesquels j’ai bossé !

Je le prends pour un compliment. Toi tu es comme un ciel d’été avec ses orages et ses magnifiques éclaircies. Heureusement, j’aime les ciels d’été.

Pourquoi tu dis ça ?

Parce que toute femme ne supporterait pas ton lunatisme même si la lune est la complice de la femme. Je sais, lunatisme n’existe pas, sauf pour les chevaux, mais j’ai le droit de créer des néologismes. Et lunatisme, c’est beau. Enfin, tu es lumineux et soudain ombrageux, sans prévenir. Tes éternelles sautes d’humeur sont éprouvantes. Mais au fond j’aime ton lunatisme. Avec toi, on ne sait jamais ce qui va se produire, où le tonnerre va retentir, sans parler de la foudre qui peut s’abattre sur moi, mon corps, dans le silence ou l’orgasme.

Comme un ciel d’été avec ses orages et ses magnifiques éclaircies, ombrageux et lumineux… C’est beau ! Je veux que tu me l’écrives, pour garder précieusement ces mots. À propos de ciel, tu sais bien que je ne supporte pas ton éternelle manie de te promener en tenue d’Eve. Et tu persistes. Comme si tu voulais tout le temps me provoquer. Alors là oui, je deviens ombrageux. Tu adores m’humilier, comme lorsque tu t’es exhibée nue sur le balcon de la chambre 204 – c’est ça le rapport avec le ciel – en grillant une clope, en plus, pour bien te faire repérer.

C’était au cœur de la nuit ! Face à moi, il n’y avait que les montagnes, le lac et l’obscurité.

Tu parles ! Il y avait un extraordinaire clair de lune, idéal pour te baigner de lumière. Tous les noctambules et autres nyctalopes devaient s’en pourlécher les babines. Sans parler de ce qui devait durcir dans leur falzar.

Et toi, ça ne te faisait pas bander de me voir baignée dans le clair de lune face à cette vue sublime ?

Non, parce que ça me rend fou lorsque tu te montres nue. Tu t’en fous de notre intimité.

Pas du tout. C’est juste naturel. Je me lève, me balade dans mon appartement, je me sens bien, et je pense à toutes sortes de choses, sauf au fait que je suis nue et qu’on pourrait me voir. Et si quelqu’un se rince l’œil, tant mieux pour lui. On ne change pas une vieille peau comme moi en un tournemain.

Arrête de parler de vieille peau parce que tu as vingt ans de plus que moi ! Ta peau, elle est sublime. Mais j’estime que lorsqu’on est ensemble, elle est pour moi.

Encore un compliment, le deuxième, j’attends le troisième. Si tu avais lu mon livre…

Tu sais pertinemment que je le lis petit à petit, pour bien comprendre. Je lis et relis des passages, je retourne en arrière, je le déguste, comme ton café turc, à petites lapées pour mieux le savourer. Je n’ai lu que quelques livres. J’adore Stefan Zweig que je lis et relis aussi.

Je te l’ai dédicacé il y a une année avec cette phrase : « En espérant savoir ce que tu en penses ». J’attends toujours. Bref, si tu l’avais lu en entier, tu saurais que la nudité a été pour moi une longue et difficile conquête. Aussi longue et difficile que celle de la sexualité. Accepter le plaisir et assumer mes désirs, juste découvrir mes désirs et le moyen d’arriver au plaisir, cela a été un long chemin de croix. Et je ne parle même pas de l’orgasme vaginal. J’ai dû attendre que tu naisses, que tu grandisses, que je puisse te rencontrer, pour le vivre.

Bon, tu vas me raconter encore longtemps toute ta puberté, ta sexualité, etc. ?

Si tu avais lu La Béance

Ne recommence pas avec ça. Tu veux la guerre ?

Oui, parfois je veux la guerre, et parfois j’ai des pulsions de meurtre, et parfois j’ai envie de te battre, parce que parfois, ta mauvaise foi et ton lunatisme me tapent sur les nerfs. Oui, moi aussi je suis ombrageuse et je peux devenir violente. Avec les mots et les gestes. Des hommes m’ont battue, moi je les tapais.

Ça promet. Tu sais très bien que je ne suis pas un macho. Je ne suis pas violent. Jamais, tu entends, jamais je n’ai frappé une femme ni ne le ferai.

Fi ! tous les hommes disent ça. Attends que je te fasse vraiment péter les plombs.

Tu en meurs d’envie, tu en jouis d’avance. Alors, si c’est ce que tu veux, allons-y ! La guerre est ouverte.

Je reprends avec la nudité. Donc j’ai mis des années pour me sentir bien en étant nue et maintenant que j’adore ça, un petit merdeux comme toi voudrait m’en empêcher ?

Les insultes sont lancées. Très bien.

Je n’ai pas fini. Mon rêve serait de prendre un taxi. Nue. Mais, pour ça, il faut être soit une top-modèle soit une star, sinon tu finis à Belle-Idée. Non merci. J’ai assez donné avec les cliniques psychiatriques. Je ne suis pas encore une star, mais ça va venir. Mon prochain bouquin va être un best-seller, je le sens. Et alors, je prendrai un taxi. Nue. Avant ça, je viendrai chez toi nue sous mon manteau de fourrure.

Nue sous ta fourrure, je veux bien, ça me fait déjà bander. Mais nue dans un taxi, sans moi. Tu cherches quoi ? À faire la une du Matin ? C’est médiocre pour quelqu’un qui se rêve star.  Je veux être une star. Fi ! comme tu dis. Et moi, dans tout ça ? Pas une minute tu ne penses à moi. Tu es d’une prétention et d’un égoïsme sans limite.

Prétentieuse ! Égoïste ! Et tu prétends m’aimer ? Je ne vois vraiment pas ce que tu aimes en moi. À part mon cul.

Quelle magnifique conne tu fais. Et épargne-moi l’étymologie du mot con, je la connais. Je ne suis pas aussi ignorant que tu le crois.

Jamais je ne t’ai traité d’ignorant, tu délires. J’adore quand tu me parles de piano, de nature, tu connais des millions de choses que moi j’ignore, justement. J’ai fait des études et beaucoup lu. Mais, parfois, je me demande à quoi ça me sert. Je suis incapable de réciter plus que des bribes de poèmes ou de Racine, de trouver la bonne citation dans la situation adéquate. Je n’ai aucune philosophie de la vie.

Oh là là, maintenant, on joue sa modeste, sa petite humble. Ça ne prend pas avec moi, je te connais par cœur.

C’est le gros problème avec toi. Quand j’essaye de te confier quelque chose de profond, que je me cache à moi-même, tu es incapable de comprendre. Je me demande vraiment ce que je fous avec toi, Monsieur le poète dont je n’ai toujours pas lu une ligne et qui se revendique l’auteur de ce que j’écris.

Probablement parce que tu aimes te faire foutre par moi. Mais je te préviens, ça risque de ne pas durer. Parce que ta prétention et ton incompréhension envers moi, moi aussi j’en ai soupé. Sans parler de ton alcoolisme. Tu te rends compte que tu as descendu seule une bouteille de vodka depuis le début de la discussion ? Ça te rend agressive. Voire stupide.

C’est l’hôpital qui se fout de la charité. Tu as descendu combien de verres de blanc, de rosé, de rouge et combien de bières ? Moi au moins je ne fais pas de mélange. Évidemment, à ton âge, on supporte encore. Mais le « stupide », ça, mon vieux, enfin mon jeunot, tu vas me le payer.

Tu meurs d’envie de me gifler, hein ? Vas-y, assume tes pulsions! Mais après, je disparais. Pour toujours.

Belle preuve d’amour. Monsieur ne supporterait même pas une petite gifle. Alors que toi, tu as l’art de gâcher nos meilleurs moments. On était si bien, on créait ensemble, et il faut que tu t’arranges pour que tout toujours vire au pire. Et de ça, j’en ai marre, tu piges ? Je n’ai plus la vie devant moi, moi. Et des moments où j’ai vraiment aimé la vie, j’en ai eu très peu.

Voilà ! Maintenant, on se victimise, la pauvre petite fille d’une suicidée martyrisée par un macho de père. Il faut que tu te fasses soigner, ma chère. Tu es incapable de vivre l’amour. Tes bouquins ne te servent à rien, en effet. Ça ne m’étonne pas qu’à ton âge tu n’aies pas été capable de vivre l’amour. Juste des illusions, des histoires de cul. Tu crois que tous les hommes sont des machos, y compris moi. Tu te prélasses dans la tragédie et la vodka. Tu fais perdurer le malheur. Tu es incapable de bonheur. Et moi, ça me gonfle. Malgré ton beau petit cul, eh ! bien là, je me tire. Voilà ta dernière bouteille de vodka, reste avec elle et ta tragédie ! Je te laisse vieillir seule. Comme tu dis, j’ai la vie devant moi et d’autres culs à fourrer. Je ne veux pas être ravagé par tes problèmes et les comptes que tu règles avec et via les hommes. Ciao ! Ravi de t’avoir connue. Et lorsque tu apparaîtras nue en une du Matin, je rirai et dirai à tout le monde qui tu es vraiment.

Mais reste là, espèce de lâche ! Tu veux quitter la scène ? Tu crois que tu vas t’en tirer comme ça ?

Elle court, le plaque contre le mur et le gifle. Violemment. Lui reste immobile, puis esquisse un sourire.

Tu as eu ce que tu voulais ? Je t’ai permis d’assouvir tes pulsions ? Maintenant on peut changer de scène. C’est l’alcool qui nous a mis dans cet état. Tu sais très bien que toi vivante, jamais je ne te quitterai. Viens ! On retourne dans la cuisine, et tu me fais un café turc comme une bonne Yougo.

Elle, elle est restée figée, effrayée par sa propre violence. Comment ont-ils pu en arriver là ? Elle ne voulait pas ça, surtout pas avec lui, le premier homme qu’elle aime vraiment, mais comment a-t-elle pu, ça doit être vrai, toutes les rousses sont des sorcières, elle est une sorcière, elle se hait mais se laisse entraîner par lui. Sans piper mot, elle va lui faire son café et tout reviendra, l’harmonie, la confiance, l’amour, il ne s’est rien passé, un orage dans un ciel d’été, il est ombrageux, elle est violente, elle le sait, une vraie Yougo, elle pourrait tuer, en fait, elle cherche la mort, sa propre mort, depuis longtemps, mais la mort lui a toujours échappé, sa mort à elle, pas celle de ses proches, combien d’amis a-t-elle perdus depuis la mort de sa mère, mais la mort ne veut pas d’elle, pas encore. Elle ne veut plus détruire, elle se tait, fait le café turc, le café de la paix, comme dans la tradition, et après tout ira bien, elle sera de nouveau avec son amour, le premier de sa vie, le dernier aussi, elle le sait, s’il la quitte, elle se suicide. Et cette fois, elle ne se ratera pas. La mort voudra d’elle.

Elle fait monter trois fois le café. Lui la fixe, il ne voit que son dos. Elle se retourne en souriant, lui verse son café, se penche pour l’embrasser, il la serre contre lui. D’une main, il saisit le couteau resté à côté de sa bière, de l’autre, il la prend par la taille, la renverse dans un mouvement de tango qu’ils avaient moult fois esquissé. Et il transperce sa mince poitrine de sa lame acérée.

Puis il déguste à petites gorgées son café turc, le meilleur qu’elle lui ait jamais confectionné. Il contemple son corps vêtu d’un seul soutien-gorge et d’un shorty, comme il aime ces dentelles noires sur sa peau si claire. Ses yeux à elle sont toujours ouverts sur une question sans fin, lui, il lui sourit, tandis qu’un filet de sang carmin s’épanche sur le sol blanc de la cuisine entourant petit à petit ses pieds nus…

Genève, avril – mai 2012

Nouvelle publiée dans le recueil Léman noir, BSN Press, 2012
Critique Le Courrier
Critique blog Le Pays de Souram