À Pale, fief de Karadžić

À Sarajevo, le mois de mai peut être étouffant. L’été arrive sans crier gare, sans passer par le printemps. Dans cette ville encerclée de collines, les hivers sont mordants, les étés écrasants malgré les multiples fontaines, dons des riches notables de l’Empire ottoman. Aujourd’hui, la chaleur est presque palpable. Il faut fuir. De préférence vers les collines. Avec Borjana, nous optons pour ce qui a toujours été, jusqu’à la guerre de 92, l’excursion favorite de la région : la montagne de Jahorina. Jahorina, c’est une station de ski en hiver, un lieu de promenade en été. Mais Jahorina surplombe Pale, ex-capitale de l’ex-République autoproclamée de la Republika Srpska.

C’était à Pale que s’organisaient le siège de Sarajevo et la politique ultra-nationaliste serbe. Là résidait l’ancien président Radovan Karadžić. Aujourd’hui, devenu criminel de guerre, il est recherché par le Tribunal de La Haye, sa tête a été mise à prix par les Américains. Bien protégé, il se planque toujours quelque part dans les vertes collines de Pale.

Borjana Cooper, longs cheveux blonds tombant jusque sur ses hanches, lèvres peintes en rose pâle, yeux ombrés d’azur, habite Paris depuis plusieurs années. Comme son prénom l’indique, elle est serbe. Serbe née à Sarajevo. Son père est originaire de Mostar, son grand-père paternel, revenu riche des États-Unis, avait été un grand propriétaire terrien. Parmi ses oncles, un ministre.

Pendant la guerre, Borjana est restée fidèle à la Sarajevo multiculturelle et à sa lutte contre l’agression serbe durant le siège subi par la capitale d’une république qui avait volé en éclats. Cependant, elle parle aussi des malheurs subis par les Serbes. Selon elle, les grands responsables de la guerre qui a ravagé et détruit son pays déchiré sont les politiciens de tous bords. Depuis la guerre qui a mis la Bosnie à feu et à sang de 1992 à 1995, c’est la première fois que Borjana retourne dans la partie serbe. Si le conflit a été stoppé par les accords de Dayton, six ans plus tard, une circulation normale dans le pays n’est possible que depuis peu et n’est toujours pas à l’abri d’incidents. Notre voiture est immatriculée à Zagreb. Plutôt que de l’inquiéter, cela amuse beaucoup Borjana qui en rit. Être serbe de Sarajevo, se rendre dans l’ancien fief de Karadžić avec une voiture croate, en voilà une aventure passionnant. « Nous aurons encore plus de succès avec les mecs », lâche-t-elle, sûre d’elle. « Pourvu qu’elle dise vrai », me dis-je en mon fort intérieur, masquant mes appréhensions. C’est moi qui conduis.

Pour se rendre à Pale, il faut traverser Sarajevo en longeant la Baščaršija, soit la vieille ville turque qui s’étend jusqu’aux collines. Aux confins, brusquement, la route grimpe pour s’enfiler dans une gorge sauvage. En quelques minutes, on est à la frontière, frontière qui, selon les accords de Dayton, a disparu mais qui, auparavant, séparait les Serbes de Pale et les Sarajéviens qui étaient, c’est là qu’on le mesure vraiment, pris en étau. Aujourd’hui, donc, tout devrait être normal. Si ce n’est que nous comprenons être sur l’ancienne frontière parce que s’y dresse un énorme panneau en cyrillique. Republika Srpska, lit-on. Quelques mètres plus loin un autre panneau est censé indiquer Pale. Il le fait, mais ainsi: « Srpsko Sarajevo », lit-on, en appréciant l’humour serbe.

Au moment précis où je passe la frontière arrive face à moi un bus qui, clairement et volontairement, déborde largement sur sa gauche de façon à nous pousser direction le ravin. Immédiatement après passent trois voitures conduites par des jeunes roulant à tombeau ouvert. Même cinéma d’intimidation. L’espace d’un instant, je me demande si nous n’avons pas fait une connerie en venant ici dans une voiture immatriculée à Zagreb. Je me tourne vers Borjana, qui se tait. Nous roulons en silence sur la route en train d’être asphaltée, traversons les tunnels qui, comme partout en Bosnie, sont privés d’éclairage. Tout à coup, Borjana s’exclame : « Regarde cette nature, ces déclinaisons de vert parsemé de cerisiers en fleur. C’est tellement beau ! ». Certes, tout est splendide, mais je lui fais remarquer que, pour l’instant, l’accueil n’est pas très amical. « Oh, ils s’amusent ! », rétorque Borjana. Par la suite, notre arrivée suscitera soit la même volonté d’intimidation, soit des signes de bienvenue. Jamais l’indifférence.

Nous arrivons dans les faubourgs de Pale, gros bourg de campagne. « C’est étrange, souffle Borjana, je n’arrive pas à retrouver la maison de mon cousin. Je ne sais plus où elle était… » Plus tard, elle me raconte que son cousin a été tué alors qu’il était parti chercher de l’eau à la rivière. Il avait 20 ans. « Il ne faisait rien de mal, il était même blessé à la jambe. » Elle ne sait pas comment il avait été blessé, ni si, auparavant, il avait combattu du côté des Serbes.

Nous quittons les faubourgs de Pale – de toute façon, il n’y a rien à voir – pour nous engager dans une gorge, direction Jahorina. La route est vide, si ce n’est deux jeunes auto-stoppeurs. Nous les prenons. Que nous soyions « zagréboises » les fait simplement rire. Tous deux sont serbes, nés à Sarajevo. Avec leur famille, ils ont dû quitter la capitale pour s’installer à Pale. Ils sont trop jeunes pour avoir combattu. « Maintenant, nous sommes condamnés à sauter d’une pierre à l’autre dans la montagne. Comme des chèvres », lâche l’un d’eux. Ils n’ont plus qu’une vague image de leur enfance brutalement interrompue et éprouvent une immense tristesse de ne pas pouvoir retourner dans « leur » ville. Pour l’heure, ils se rendent dans un chalet de famille. Nous les déposons et nous poursuivons vers l’Hôtel Bistrica, où Borjana avait travaillé alors qu’elle était jeune étudiante. Dans quel état allons-nous le trouver? Détruit ? Envahi par les Serbes ayant perdu leur maison ? Il se trouve être le seul de la région à fonctionner normalement. Devant, de nombreuses voitures, dans la piscine, de nombreux baigneurs. Une normalité détonante. Plus loin se dressent d’autres grands hôtels devenus aveugles, entourés de détritus.

Nous entrons. Trois hommes assis dans le salon nous invitent immédiatement à prendre un café. L’un d’eux est Dragan Sokolović, un chef de vente pour lequel Borjana a travaillé à l’époque. Je les laisse à leur retrouvailles, m’approche des baies vitrées et laisse mon regard errer. Je vois des forêts de pins et d’érables grecs, des remontées mécaniques, et, plus loin, sur la montagne de Trebević, l’ancienne piste de bob olypique, éventrée. En 1984, Pale et Jahorina avaient été le centre des Jeux olympiques d’hiver organisés par Sarajevo. Je rejoins le groupe. « Nous avons des clients serbes et monténégrins, mais aussi de très nombreux Slovènes, commente Dragan Sokolović. Cela fait longtemps que les Slovènes sont sortis de notre problème balkanique, ils n’ont pas de complexes à venir ici. Mais, depuis quelques mois, nous avons aussi quelques Croates. Quant aux véritables étrangers, à commencer par les Grecs, les Hongrois, les Autrichiens, il faudra attendre que nous puissions un peu repeindre et reconstruire, qu’une solution soit trouvée pour nos réfugiés… Nous avons besoin d’investisseurs. »

L’ambiance étant plutôt détendue et sincère, je me risque à demander où se planque Radovan Karadžić. « Chambre 405 », rétorque Dragan Sokolović. Plus tard, il dira que cela ne les arrange pas que le criminel de guerre reste planqué Dieu sait où dans les environs. Evidemment, cela n’aide pas à relancer le tourisme. Dragan a un cousin appartenant à la garde rapprochée de l’ancien psychiatre. « Dommage qu’il ne révèle pas sa planque, on pourrait se partager la prime promise par les Américains », lance-t-il. Ah ! l’humour serbe, toujours.

Après une visite complète et commentée des lieux, nous reprenons la route. Nous passons devant l’Hôtel Košuta, occupé par des réfugiés serbes. La lessive pend le long de façades ravagées, les détritus jonchent le sol, des carcasses de voiture voisinent avec de vieilles Yugo encore en état de marche. Des hommes et des enfants traînent, l’air de traîner comme ça depuis qu’ils ont abouti dans cet abri provisoire qui dure. Résignés, abattus. Manifestement, ici, les pseudo-Zagréboises ne sont pas les bienvenues. « Ils pourraient au moins nettoyer les ordures, faire quelque chose pour leur environnement », commente froidement Borjana. Elle n’a pas tort, mais, ici, c’est une résignation proche de la dépression collective qui règne.

Abstraction faite des destructions et des réfugiés – mais comment faire ? –, la montagne de Jahorina est une splendeur. Son sommet culmine à 2600 mètres et domine à perte de vue un enchaînement de monts et vallées recouverts de cette forêt vert profond typique de ce qu’on appelle « les Balkans », soit la « montagne » en turc. Autour de nous, une harmonie parfaite entre nature et architecture. Les chalets sont de ravissantes constructions pointues en pierres et ardoises. Aucune verrue architecturale ne vient défigurer le paysage, même les grands hôtels titistes, grâce à leurs couleurs et à leurs matériaux, s’intègrent parfaitement. Nous nous arrêtons au seul restaurant ouvert, le Caffe Grill Rajska Vrata, soit… la Porte du paradis ! Tables en bois sculpté, peaux de mouton sur les chaises, cheminée circulaire à l’extérieur et à l’intérieur, murs recouverts d’anciens tapis serbes, de vieilles lattes de ski, tout est d’un goût parfait. Les grillades au feu de bois sont succulentes et saignantes, les liqueurs maison un véritable nectar tiré des baies rouge sombre qui parsèment les forêts. Au moment où je pense qu’on a effectivement trouvé le paradis, Borjana m’apprend que nous nous trouvons dans ce qui s’appelle, vraiment, la Vallée du Paradis. Le paradis au cœur de ce qui était, il n’y a pas si longtemps encore, le territoire de la barbarie.

Comme pour confirmer mes pensées et nous ramener au principe de réalité, la fille des propriétaires s’approche de nous. Elle a 6 ans et un livre en mains. Elle déchiffre, lettre par lettre, puis mot par mot, enfin, phrase par phrase son ouvrage illustré, spécialement conçu pour les enfants. Consacré au danger des mines anti-personnelles. Les forêts, ici, sont certes parsemées de baies et de champignons. Mais elles cachent encore nombre de pièges non désamorcés.

Zürich, mai 2001

P.-S. En mars 2016, Radovan Karadžić a été condamné à quarante ans de prison par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie de La Haye.

Auparavant, pendant 13 ans, il s’est promené impunément dans les rues de Vienne et de Belgrade sans jamais se faire repérer par les services secrets. Une barbe blanche qui lui mange le visage, des longs cheveux blancs ramenés en arrière ont suffi pour que personne ne reconnaisse le psychiatre fou de Pale, le tortionnaire de Sarajevo. Reconverti dans la médecine alternative sous le nom de Dragan Dabić, Radovan Karadžić a tranquillement œuvré à soigner l’humanité par les plantes après avoir géré des camps de torture. Il avait même un site Internet. Faut-il en conclure que Radovan Karadžić, poète nationaliste à ses heures, est un excellent comédien ou que les services secrets l’ont laissé courir ?

À Novi Beograd, Karadžić se rendait régulièrement dans le même restaurant où il s’installait immanquablement à la même table. Parce qu’au-dessus de la table trônait un portrait de Karadžić. Mais personne ne savait que c’était Karadžić qui s’asseyait sous Karadžić. On pensait que c’était juste un brave type aux allures de pope. Si on l’avait su, on l’aurait fêté dans ce restaurant fréquenté par des artistes nationalistes où l’on chante, danse le kolo et joue de la guzla. Son nom ne s’invente pas : Luda Kuća. La Maison folle. Peter Handke était un habitué des lieux.