Sarajevo, une bal(l)ade

Pour Samra

Quatre ans plus tard
Je suis retournée
À Sarajevo
Je voulais
Retrouver un homme
Et je t’ai rencontrée toi
Samra
Sur la grande place où
Les hommes jouaient aux échecs
Indifférents
aux larmes
Qui avaient coulé
De tes yeux bleus
Sur tes joues
Où sillonnait le khôl
Les larmes
Je ne les ai vues que plus tard
Lorsque je me suis approchée de toi
Assise sur le muret

***


Cet au revoir
Devant le portail
De l’ambassade de Suisse
Sans savoir
Sans vouloir
Que ce soit un adieu
À peine nous étions-nous rencontrés
Déjà
Je devais partir
Quitter la ville
Si longtemps assiégée
Trois heures
Nous n’avions eu que
Trois petites heures
L’avion
N’attendait pas
Pourquoi a-t-il fallu
Cette apparition
Cette révélation
Trois heures avant mon envol

***

De toi
Samra
Je me suis approchée
Immédiatement
Ton visage s’est éclairé
Je cherchais un club
Je ne rate pas une party
M’as-tu dit
L’air ravi
Les partys
Vodka ou Heineken
Comme on les appelle dans
Cette ville émergeant à peine
De la guerre

***

Très vite
Il m’avait écrit
Une longue lettre
Il me disait
Être marié
Il me disait
Marcher pendant des heures
Dans la nuit
Cherchant mon image
Imaginant mon visage
Aussi
Il avait joint deux chansons
Composées pour moi
Jamais je n’ai répondu
Que répondre
J’étais loin
De la ville si longtemps assiégée
Il était marié
Je le gardais
Dans mon cœur
Dans ma mémoire

***

Très vite
Nous avons quitté
Un premier bar
Allons là-haut
Après l’ambassade des Etats-Unis
Au pied d’immeubles flambant neufs
Hurlent des musiques
Italiennes et américaines
Ça te plaît
Non Samra
Fuyons cet endroit
Allons marcher
Tu venais d’avoir 17 ans
Tu en avais 8
Au premier bombardement
Nous n’avions ni eau ni chauffage
Disais-tu simplement
Tu ne parlais
Ni de peur
Ni de mort
Mon père est à Berlin
Pourquoi
Me laisse-t-il ici
Samra
Ton prénom signifie
« La brune » en turc
Longue et fine
Moulée dans ton jean
Ton petit sac à bout de bras
Tes talons aiguille
Martelant le bitume
Tu arpentais farouchement
La nuit de la ville

***

Deux synagogues ont explosé
À Istanbul
Puis
Le consulat anglais
Et la HSBC
La Sublime Porte
Vacille
À Mostar
On reconstruit le pont ottoman
Pourquoi jouer les martyrs
Les vierges aux yeux noirs
N’attendent pas les martyrs
Au Paradis
En syriaque
Elles ne sont que des fruits blancs
Comme le cristal
Mais cela jamais
On ne l’enseignera
Dans les medersas
Comment convaincre
Contre ceux pour qui
La propre vie
N’a aucun prix
Les moudjahidin étaient là pendant la guerre
Ne sont-ils vraiment plus là

***

Toi
Samra
Tu séchais tes larmes
Ton amoureux t’avait quittée
Via son portable
Pour rien
Pour un rendez-vous manqué
C’est un macho
Disais-tu
Et tu haussais les épaules
Sans pourtant lâcher ton portable
Toujours porteur d’espoir
Malgré le silence
On ne sait jamais

***

Moi
Vingt ans de plus que toi
À deux mille kilomètres de chez moi
Revenue sans prévenir retrouver un homme
Quatre ans plus tard
Je ne suis pas allée
Jusqu’au bout du rendez-vous
Un téléphone
Quatre ans plus tard
À quoi cela rime-t-il
Trop tard
Il était trop tard
Déjà
À l’heure de notre rencontre
J’ai entendu sa voix
J’ai compris
Mais je devais aller dans sa ville
Pour l’entendre
Quatre ans auparavant
Lui marchait dans la ville
Pensant à moi
Maintenant
Je marche
Dans sa ville
Pensant à lui
Qui sait si

***

À l’orée de la Baščaršija
Ta mère guettait derrière les rideaux
d’un immeuble titiste
Sa fille marche
Fine et tendue
Des nuits entières parfois
Je n’ai pas d’avenir ici
Répétais-tu
Parlant de taxis
Qui n’en sont pas
De filles comme toi qui
Ne reviennent jamais
De dealers qui
Viennent dans ton école
Toi
Martelant le bitume
De tes talons aiguille
Tu te contentes de
Fumer à la chaîne
Tes Marlboro
Pester contre
Ces hypocrites
Provocantes avant la guerre aujourd’hui
Voilées

***

Tuđman est décédé
Milošević à La Haye
Izetbegović vient de mourir
Karađžić
Lui
Court toujours
Dans les collines bosniaques
Traqué
S’échappant sans cesse
Lorsqu’arrivent
Les forces internationales
Dans sa planque
Toujours une autre
Elles ne trouvent qu’une
Tasse de café encore tiède
Un mégot à peine écrasé
Allez savoir pourquoi
Si on le sait mais on ne le dit pas
Cela ne changerait rien

***

Je veux partir d’ici
Que puis-je faire ici
Je vais à l’école
La nuit je marche
Ma mère me guette derrière les rideaux
Mon père est à Berlin
Il n’y a pas d’avenir pour moi
À Sarajevo
Mon frère travaille dans une pizzeria
À Ilidža
Il connaît tout le monde
Grâce à lui je n’ai jamais peur
Ilidža
Paradis serbe de la contrebande
Pendant la guerre
Paradis bosniaque aujourd’hui
Planté au bout de la Sniper Alley
Toujours aussi dévastée
Des néons aux noms américains
Des restaurants bondés
Où l’on danse des nuits entières
Prière de laisser les armes au vestiaire
Est-il précisé à l’entrée
Au paradis
D’Ilidža

***

Pourquoi le revoir
Quatre ans après
Il est marié
Il a des enfants
Il a survécu
Ici
Sa vie continue
Ici
La mienne est ailleurs
C’était un rêve
Une rencontre inoubliable
Suspendue
Dans la nostalgie
À l’abri de la déception

***

Samra
Lâche ton portable
Allons dans la Baščaršija
Tu réponds par une moue
Ce n’est pas moderne
Mais tu me suis
Dans une cave
Autour d’un guitariste
Tout le monde chante
Tu souris
Lâches enfin ton portable
Te laisses aller
La musique te prend
Nous prend
Une sevdalinka
Chanson de la mélancolie
De la maladie d’amour
Le temps suspend son vol
Cette musique
Nous réunit encore
Nous
Les orphelins
D’un pays
Violé
Éventré
Écartelé

***

L’extase
Le ravissement
Ont une fin
Le temps
A repris son vol
Derrière les rideaux
Ta mère ne guette plus
Une dernière cigarette
Sur le muret
Nous sommes-nous tout dit
Tu me tends des doigts glacés
La poitrine serrée dans ta mince veste de cuir
Tu disparais
Happée par la nuit


Samra
Deux ans déjà depuis notre nuit à Sarajevo
Où es-tu aujourd’hui ?

Sarajevo, avril 2001 – Zürich, novembre 2003

P.-S.: En mars 2016, Radovan Karadžić a été condamné à quarante ans de prison
par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie de
La Haye.

Sous forme de nouvelle, ce texte a été publié dans Profil Femme en 2003.

Sous forme de ballade, une deuxième version de ce texte a été publiée
dans Ethique & écriture, sous la direction de Bessa Myftiu, Editions Ovadia, 2009.